La nostalgie des futurs passés, ou : à la recherche du présent perdu

« Souviens-toi de demain, il ne roulera qu’une fois / C’est pas pour hier que demain s’oubliera / J’ai la mémoire courte / Mais le futur ne s’oublie pas / J’ai une tendancieuse nostalgie du futur / ça m’ronge ce songe et je plonge dans ce vieux murmure » -M-, Souvenir du futur

« Me hace falta recordar, no puedo evitar mezclarme / Melancolía y Futuro es lo mismo para mí. » Diosque, Melancolia del futuro

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« Voici le futur. Le monde tel que nous le connaissons a disparu. Les pluies d’acide ont rendu les terres stériles et l’eau toxique. Meurtrie par les guerres incessantes, l’humanité lutte pour survivre dans les ruines de l’Ancien Monde. Gelé dans l’éternel hiver nucléaire, voici le futur. L’année 1997. »

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Je suis un film de 1985 réalisé en 2015

 C’est sur cette voix off que débute le récent Turbo Kid du collectif Roadkill Superstar (a.k.a. Anouk Whissell, François Simard et Yoann-Karl Whissell), sorti en 2015. Donc, l’année 1997, le futur ?

Cette même année, nous avons joyeusement fêté le 21 octobre 2015, jour où Marty et Doc débarquait de leur présent, 1985, dans ce qui était alors leur futur et est aujourd’hui notre présent. Quant aux Gardiens de la Galaxie, dans leur version de 2014 du film de James Gunn, nous les suivions à travers l’espace dans un univers futuriste, pourtant contemporain du notre, mais le tout avec une bande originale composée de vieux tubes rétros, et avec une image résolument 80’S. Nous vivons de curieux télescopages temporels, non ?

Revenons un instant sur Turbo Kid. Que raconte ce film ? Réalisé par un trio trentenaire, fan de comics et culture pop (Yoann est d’ailleurs un des animateurs du podcast Les Mystérieux Etonnants dédié à cette culture), il s’agit d’un film post-apocalyptique dans un univers qui rappelle vaguement les Mad Max. On y suit un adolescent dont les parents ont été tué par le méchant Zeuss. Il rencontre par hasard une jeune fille robot, Apple, se lie d’amitié, trouve le costume du héros Turbo Rider, devient à son tour Turbo Kid, sympathise avec un aventurier cowboy qui rappelle Indiana Jones. Ensemble, ils tabassent le méchant et ses hommes.

Entendons-nous : le film est génial. C’est une pastille pop délicieuse, rythmée, colorée, gore et diablement fun. Les personnages, certes caricaturaux sont attachants et on les suit avec joie dans leurs aventures. On retrouve cette ambiance, jusque dans les effets spéciaux, de ces bons vieux films des années 80 avec lesquels nous avons grandis. Et la musique (œuvre du groupe Le Matos), pleine de synthés, singeant les B.O. de l’époque, dans un mood finalement tellement 2010, elle est juste parfaite.

Pourtant, je n’ai pu m’empêcher de me demander : mais quel est le propos de ce fichu film ? Que dois-je en retenir ? Ai-je appris quelque chose après cette heure et demie terriblement cool ?

En fait, je crois que le film s’intègre dans un étrange mouvement qu’on observe depuis quelques années, un mouvement de nostalgie régressive. C’est par exemple Pixels de Chris Colombus, parfait hommage à ce qu’on appelle, aujourd’hui, le rétro-gaming (et à Ghostbusters, au passage). C’est le Super 8 de J.J. Abrams, qui nous replongeait avec brio dans l’ambiance des Spielberg de notre enfance (qu’il les ait réalisés ou simplement produits). Et aujourd’hui, c’est aussi l’épisode VII de Star Wars.

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Attention, je vais une nouvelle fois révolutionner le cinéma.

Au cœur des débats intenses qui ont lieu sur le web, on en revient invariablement à un fait indéniable qui enchante les uns et fâche les autres : ce film, c’est un peu la grande messe de la nostalgie. Encore une fois, c’est J.J. Abrams aux commandes, avec cette même façon de rendre un hommage appuyé à ses prédécesseurs et maîtres. Ce qui a posé problème à beaucoup de spectateurs : d’une part la structure calque trop celle de l’épisode IV, Un Nouvel espoir (je m’autorise à rappeler que le film de 1975 se calquait lui même sur des structures narratives déjà existantes, et qu’un grand nombre de scènes sont des copiés collés de scènes de westerns et de films de samouraïs ou de guerre) ; et par trop de références à l’ancienne trilogie, de trop jouer sur le fan-service.

Pour ma part, je me demande comment l’on peut reprocher, aujourd’hui (et je souligne ce aujourd’hui), à un film de la licence Star Wars d’être nostalgique. Certes, ce n’était pas le cas lors de sa sortie en 1975. Encore que l’on pourrait se poser la question, puisque le film se plaçait lui aussi dans un futur-passé et lorgnait sur des références à une culture passée et déjà désuète par certains égards. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, faire un film Star Wars est en essence, par le simple acte de le faire, un acte nostalgique.

On l’a compris c’est définitivement de cette nostalgie que je veux parler.

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Je suis une jeune femme moderne, mais je prends le nom d’une héroïne des années 80

À peu près au même moment, j’ai lu le génial Ms. Marvel version 2014, scénarisé par G. Willow Wilson et illustré par Adrian Alphona (aidé de Jacob Wyatt sur quelques épisodes). C’est tout bonnement une très bonne surprise : un héroïne dynamique, positive, naturelle et fraîche, imparfaite, mais pleine de volonté. Un regard bienveillant et bienvenu sur la culture musulmane. Et des questions bien traitées sur l’utilité de la jeunesse aujourd’hui, dans un monde désenchanté (dans l’arc bien nommé « Génération Y »).

Mais il y a ce petit détail. Qui m’a comme sauté aux yeux hier : Kamala Khan, la nouvelle Miss Marvel est une jeune geekette, fan des Avengers. Elle choisit son pseudo en hommage à une héroïne du passé. Et dans les épisodes 6 et 7, elle fait équipe avec Wolverine, son mutant préféré. Là, Wolverine, au lieu d’être ce bourru bad-ass dont je me souvenais, s’avère vieux, a perdu son pouvoir auto-guérisseur, est fatigué et plein d’ironie sur lui-même et sur la condition de super-héros. Et, ni une ni deux, il adopte la jeune super-héroïne en un instant. Attends, ça me rappelle quelque chose. L’exacte même dynamique que celle que l’on trouve entre Han Solo et Rey dans le nouveau Star Wars.

Rey, qui comme Kamala, est à sa façon une sorte de geek fan de Star Wars, les anciennes légendes dont elle a entendu parler. Tout comme le Kid, lisant dans son bunker les vieux comics de Turbo Rider et rêvant de vivre les mêmes aventures. Tout comme Kylo Renn devant le casque de Darth Vader. Nostalgie.

Il y a dans tous ces films et comics, comme une sorte de mood curieux : comme si l’on avait ses personnages qui ne se savent qu’eux-mêmes, comme si l’héroïsme appartenait au passé et qu’on tentait de le ranimer, comme on peut. Un regard ironique sur cette tentative et sur ce passé. Comme hésitant entre accepter que tout ça, c’était bien joli, mais un peu ridicule et aujourd’hui bien fini, et malgré tout, une furieuse envie d’y croire quand-même et de s’y mesurer.

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Je suis un ado sombre et émo. Nostalgique ?

 Ce mood là est très bien rendu dans les courses poursuites de Turbo Kid : dans ce futur de 1997, comme il n’y a pratiquement plus aucune énergie, on se déplace exclusivement en vélo. Ce qui donne lieu à d’épatantes poursuites en VTT, avec un joli effet de Mad Max du pauvre. Ils sont nombreux aussi ceux très déçus par le physique d’Adam Driver, lorsque l’acteur retire son masque pour révéler son visage de grand post-ado. C’est pourtant pîle en accord avec ce mood là – et en ce sens, c’est juste parfait.

En toute franchise, j’ai adoré toutes ces œuvres dont je vous parle. Adoré au premier degré, adhérant pleinement à leur énergie et à ce qu’ils racontent. Pourtant, à chaque fois, il y avait comme, très lointaine, cette petite sonnette d’alarme, retentissant bien que couverte par les effets spéciaux, la musique de La Matos, la narration impeccable, le dessin frais et moderne d’Alphona, par les émotions qui s’animaient en moi, une sonnette d’alarme qui disait : hey, attend, on est pas grave en train de se faire flouer, là ?

C’est ça, ma question : cette nostalgie, et surtout la façon dont nous avons de la célébrer, elle dit quoi de nous ? De quoi est elle le symptôme ?

Historiquement, il y a toujours eu ces périodes où l’on se référait soudain à des époques passées, à des mouvements artistiques ou des écoles de pensée d’un autre temps (à la façon de la renaissance qui se tourne vers l’antiquité ; ou la new wave vers le romantisme), comme en réaction avec le présent qui ne nous convient pas. Soit. Mais ici, avec quoi nous retrouvons-nous ? Des temps et des lieux qui n’existent doublement pas, qui se projettent derrière et devant en même temps, sans plus de perspective.

Un mix de Neverland (le Paysjamais) et d’Utopia (le Nonlieu), que la base d’activité des Gardiens de la Galaxie évoque d’ailleurs : la tête du géant cosmique décédé, aux confins de l’Univers, Nowhere/Nullepart.

Qu’allons-nous chercher dans ce lieu terriblement inatteignable ? Pourquoi ce regard nostalgique vers ces futurs-passés, comme un aveu implicite de notre déception face au présent d’aujourd’hui qui n’est pas le futur tel qu’imaginé dans notre présent d’hier ? Est-ce une évasion, un divertissement, une diversion de la réalité ? Si ce n’est que ça, je me trouve un peu découragé.

C’est pourquoi j’espère qu’il y a bien plus, qu’il s’agit plutôt de ce double travail de démystification/remystification des icônes, pour les réactualiser, les rendre de nouveau atteignables, et donc plus crédibles ; et si plus crédibles, plus « actables » dans le présent. J’espère que nous y puisons Force, que nous ne resterons alors pas que spectateurs passifs des héros, pas simples consommateurs de produits, mais bien que l’émotion et la magie intrinsèque à ces histoires nous habitera entiers. Qu’elle nous fera, en somme, nous bouger nos culs pour agir sur le monde, aujourd’hui, au présent. C’est bien le moins que j’en attend.

Pourtant, en repensant à Turbo Kid, au nouveau Mad Max, et à la mode des dystopies et autres univers post-apocalyptiques, je ne peux m’empêcher d’y voir comme l’attente d’une sorte d’« événement messianique » (je pioche le terme dans Bienvenue dans le désert du réel de Slavoj Žižek, que je suis par hasard en train de lire, et dans lequel il cite Walter Benjamin). Vous avez déjà entendu parler de la « bonne nouvelle » ? Celle que nous annoncent depuis des années les témoins de Jéhovah ? Cette fin du monde qu’on espère car enfin les bons et les mauvais seront jugés, et les premiers récompensés et les seconds punis. Exactement ce qui se passe dans Turbo Kid, d’ailleurs.

Pour moi, cette attente de ce temps-là, ce temps apocalyptique puis post-apocalyptique, qui plus est dans un futur-passé, donc un temps à jamais inatteignable, ça a vraiment quelque chose de l’attente de l’événement messianique. Et comme le souligne Slavoj Žižek, dans l’attente de cet événement, « la vie s’immobilise ». Ou encore, expose-t-il cette idée formulée par Kant et un certain Gilbert Keith Chesterton, que je te cite ici :

« “Nous pouvons dire que la libre pensée est la meilleure de toutes les sauvegardes contre la liberté. Émanciper dans un style moderne l’esprit d’un esclave est la meilleure façon d’empêcher l’émancipation de l’esclave. Apprenez-lui à s’interroger sur son désir d’être libre et il ne se libérera pas.” (écrit Chesterton ; avant que Žižek ajoute:) N’est-ce pas particulièrement vrai pour notre époque postmoderne, qui se caractérise par une liberté de déconstruire, de douter, de “prendre ses distances” ? »

Chesterton écrivait cela en 1984, Žižek en 2002. La posture est différente, et peut-être en un sens plus critique, en 2015, avec ce mouvement aller-retour de démystification (la « prise de distance ») / remystification. Ce double mouvement se retrouve justement pleinement dans ces représentations de futurs-passés, ainsi que la façon dont nous traitons ces références iconiques du passé.

Et d’une certaine façon, cette mode démente des blogueurs, booktubeurs, youtubeurs, podcasteurs et autres critiques 2.0 ne participe-t-elle pas à cette même illusion d’émancipation. Ne sommes-nous pas devenus des acteurs passifs ? Au sens où, avec un effet de liberté, de participation, de prise en main, d’action, de prise de parole, nous ne faisons que participer à quelque chose qui fonctionnerait très bien sans nous mais ne le fait que mieux avec nous, croyant que nous nous en sommes détachés et libérés (En utilisant une bonne vieille expression en apparence un peu idiote, on pourrait reformuler ainsi : « C’est ceux qui en font le moins qui en parlent le plus).

Je veux dire : doit-on se réjouir que les luttes féministes aient abouties à un personnage féminin fort et central dans Star Wars épisode VII ou n’est-ce pas une nouvelle illusion ? Car qui a gagné au final ? Le féminisme ? Ou Disney ? Qui a réellement du pouvoir in fine dans cette affaire ?

falcon lego

Non, ceci, n’est pas de la nostalgie.

Nous pouvons nous réjouir de l’espace de discussion que nous possédons désormais : nous pouvons donner, tous autant que nous sommes notre avis sur les films produits par Disney, nous pouvons nous fâcher de tel ou tel traitement, ou argumenter en faveur de tel autre. Oui. Mais, quoi qu’il advienne, combien sommes nous à être allés voir ce dernier film comme si c’était une évidence, presque religieusement, parce que, « tu comprends, c’est Star Wars. » Combien ont été voir les Batman, les Avengers, Harry Potter et autres sans même se poser réellement la question. Combien ont ensuite acheté tels et tels comics (j’ai une grave envie de comics Star Wars, perso) ? Tel modèle réduit du Faucon Millenium ou d’un X-Wings ? Et dans quelles poches, au bout du compte, atterrit tout cet argent ?

Entendons-nous, je le répète : j’ai adoré The Force Awakens, et complètement trippé devant Turbo Kid. Je crois que le nouveau Ms. Marvel a une importance en tant que nouveau modèle pour les nouvelles générations. J’ai très sincèrement aimé tout cela. Mais la question reste : après avoir été spectateurs / lecteurs (et en d’autres termes consommateurs) de ces œuvres, que faisons-nous d’« héroïque » à notre tour, dans le monde réel, celui concret où nous vivons, celui de l’immédiateté, de l’ici et maintenant (qui est clairement l’inverse de la nostalgie) ? Quels effets y avons-nous ? Quel effet y as-tu ? Quel effet y ai-je, moi, écrivant ceci ?

POST-SCRIPTUM (le 2 février) : comme corroborant ces propos, ou en tout cas y trouvant un écho, voici qu’est lancé la série Les Chroniques de Shanarra d’après les romans de Terry Brooks. Et voici qui est saisissant : l’on plonge dans un univers de fantasy très classique. Univers médiévalisant qui regarde clairement vers le passé, mais dans lequel on trouve placés ça et là les vestiges d’une humanité avancée : ruines de buildings effondrés, paquebots échoués, tracteurs rouillés, décharge de bidons de produits radioactifs. Mais plus que ça, a série, qui lorgne vers la mode (re)lancée par Game of Thrones joue sur la forme, l’esthétique, la narration et les personnages mis en scène dans la cour des Hunger Games et autres Divergente : des dystopies montrant un futur sombre. A l’inverse du futur-passé de Star Wars, voici un apparent passé qui dit lui être notre futur.

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Version 2015

 A peu près au même moment (septembre 2015 au USA), Marvel décide de rebooter tout son univers, avec un énorme cross-over grand délire spatiotemporel : Secret Wars. Pour résumer, le temps s’écroule sur lui-même et l’univers disparaît, renaissant dans un gros bordel confus où se mélangent l’univers Marvel et celui de la ligne parallèle Ultimate (une idée éditoriale de la fin des 90’S pour relancer les vieilles séries et récupérer un nouveau lectorat sans perdre les anciens : il existe depuis par exemple deux Spiderman qui ne sont pas le même et vivent donc dans deux dimensions parallèle).

C’est ici le comble de la post-modernité, il n’y a plus ni futur ni passé et dans un nouvel univers sans repères stables, on s’accroche à ce qu’on peut. Toutes les séries sont arrêtées et d’autres prennent leur place. Mais c’est là le plus notable : toutes, à l’instar du cross-over, font référence à de vieilles séries et cycles majeurs de l’univers Marvel. Les Guerres Secrètes ont été un des premiers cross-over massifs massif de la maison.

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Version 80’S

Un nouvelle série prend le nom de Gant de l’Infini, exactement comme une des mini-séries cosmiques les plus importantes de Jim Starlin. Une autre encore s’intitule Korvac Saga tel un run mémorable des Avengers. Civil War est de retour (rappelant au passage le prochain film Captain America qui lui-même se base sur un autre des cross-over Marvel). On rejoue la Guerre des armures (un cycle des aventures d’Iron Man) et les deux épisodes  80’S des X-Men, Days of future-past, se transforment en la série Years of future-past. Ces mêmes X-men voient un revival de leur formation mythique de 1992.

On disait nostalgie ?

 

 

 

 

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