Jdimytai Damour, 28 novembre 2008

« Love, death, night flight / Best friend crucified / Weighing down / It’s weighing down / On me, yeah / Won’t someone come / Won’t someone come for me »   Majical Cloudz, Childhood’s End

Jdimytai

C’était en 2008, fin novembre. Inés et moi étions ensemble depuis peu. Nous nous étions rejoints dans cette façon de considérer le monde : un peu incrédules, un peu apeurés, nous défendant avec une ironie mordante. Deux tempéraments à se laisser aller à de grands élans d’espoir. Puis savoir tout perdu d’avance. Puis ravoir espoir. Tout était neuf et beau, alors, pour nous. Un instant, nous pensions que nos petites personnes frêles sauraient, rien que par ténacité et passion, tenir face au monde, et même lui infliger une marque de notre passage.

C’était des beaux jours, froids et gris, mais avec des lumières. Des repas avec des amis, des petites sorties sans prétention, ça faisait chaud au ventre et c’était bien.

Et puis il y a eu ce jour.

C’était les soldes en Amérique du nord. Je précise du nord, parce qu’Inés vient d’Uruguay, et que pour elle, les USA et la Sudamerica, ce n’est pas du tout la même chose. Et je le dis parce que tous les sud-américains que j’ai rencontrés avaient tous cet humour très particulier. Cet humour de ceux qui viennent d’un pays où la vraie pauvreté existe, et qui regardent d’un poste décalé le monde où ils ont atterris. Et font de même, rentrés chez eux, parce qu’ils connaissent intimement, désormais, l’absurdité de tout.

Voilà, c’est les soldes aux USA, le 28 novembre, précisément, ce qu’ils appellent là-bas le black Friday. Avec Inés, on suit parfois les nouvelles sur le web. On regarde des clips des 80’S, on danse. On se moque des éditoriaux de François-Régis Huttin dans Ouest-France. C’est comme ça qu’on a entendu parler de toi pour la première fois, un ou deux jour après.

Ce matin, tu as dû te lever comme tous les autres matins. Tu as avalé un café, hop, sauté dans tes chaussures, les yeux brumeux, mis une veste chaude. Tu as descendus les étages de ton immeuble vétuste d’un quartier pourri. Tu as pris le métro. Tu as marché jusqu’au Wall-Mart. Le soleil certainement jetait ses premiers rayons sur la ville. Tu soufflais de petits nuages blancs en traversant le parking, pour rejoindre l’entrée de service. Tu as retrouvé tes collègues dans les vestiaires. Tu as mis ton uniforme bleu. Vous avez bu ensemble un autre café, debout à côté de la machine. Vous avez échangé quelques mots et plaintes banales. Peut-être t’a-t-on demandé ton avis sur l’adaptation du premier Twilight, Harvey Milk ou Le Transporteur 3 puisqu’il paraît que tu étais calé niveau films. Vous avez regardé l’heure. Avalé la dernière gorgée. Quand faut y aller faut y aller. Les gobelets sont tombés dans la poubelle.

Et maintenant, je te vois. Grand bonhomme black, massif, avec ton visage rond et avenant. Tu marches, un peu à reculons, et tu inspires, expires, pour te donner du courage.

Tu sors de la poche de ta veste, là contre ton cœur, le trousseau de clefs que t’as remis le patron, à peine trois jours après le début de ta mission intérim. T’es quelqu’un qui dégage ce truc qui fait qu’on a vite confiance en toi. Tu t’approches de l’entrée, tu fiches la clef dans la serrure du verrou mécanique, le rideau de fer se lève. Doucement, avec son vieux râle agaçant, auquel tu fais mine de ne plus prêter attention.

C’est d’abord leurs pieds, en chaussures de sport.

Puis on voit leurs jambes, dans des joggings et des jeans, déjà tendues, prêtes au départ.

Le rideau monte. Dépassent leurs ceintures.

Leurs bustes avancés, et leurs bras le long du corps.

Leurs visages impatients.

Tu évites de croiser leurs regards.

Tu reprends le trousseau de clefs. Serrure, clic, clac.

La porte est ouverte.

Et soudain, tu ne comprends plus rien. Ça ne dure qu’un instant. Un coup d’épaule, un autre, un flot braillard, ils sont cent ou mille, et ils se précipitent. Tu tentes de résister. Tu veux dire quelque chose, faire un signe. Rien ne sort, ou c’est simplement que personne ne te prête attention.

Tu bascules.

Un mètre quatre-vingt-dix-huit, cent-vingt-deux kilos, mais tu bascules malgré tout.

Et aussitôt, ce sont des dizaines et des dizaines de pieds qui te passent dessus. Des pieds lourds des corps qu’ils portent. Bam, dans une côte, Paf, t’écrase la tronche, Crac, saccage ton tibia. Tu perçois, quelque part, entre les bustes et les têtes furieuses, un néon au plafond. Sa lumière blafarde flanche. Un autre coup. Un autre. Un autre. Le néon.

Et c’est tout. Peut-être tu aurais pu vouloir t’accrocher à un souvenir beau de ta vie. Peut-être te rappeler du ragout de maman, d’un moment silencieux sur le balcon de ton immeuble avec papa, à fumer des cigarettes, d’une fille dans tes bras qui te dit qu’elle t’aime, même si elle t’a quitté ensuite. Mais rien de tout ça n’es venu à ton esprit. Rien.

Avec Inés, on a lu consternés le récit sur un article internet. On était transis d’effroi. On a dû faire du thé. On a raconté ça à tout le monde, dans la petite cuisine de la colloc’. C’était il y a cinq ans. Maintenant, Inés est repartie en Uruguay. Tout est loin. Rangé dans des cartons qui attendent dans l’entrepôt de Geoffrey. Et dans le disque dur. Mais chaque année, à coup sûr, vers Noël, je pense à toi, Jdimytai.

Et je pensais encore à toi, chaque fois que je prenais la ligne 13 bondée à l’heure de pointe. L’heure où y a plus de place et que ces tarés poussent et poussent pour continuer d’entrer. J’ai pensé à toi, ce jour de novembre, peut-être deux semaines après le départ d’Inés, quand j’ai hurlé : « plus personne ne monte, c’est fini ! », en empêchant les gens de passer. Ils m’ont pris, c’est sûr, pour un dément. J’ai pensé à toi, hier, quand j’allais dans Paris, pour imprimer des CV. Des CV pour postuler à des boulots pourris et envoyer à des boîtes d’intérim. Il faut bien manger. Triste et lourd et le regard dans le vague, à une station, peut-être St-Lazare, y a ce type qui m’a bousculé pour sortir, en ruminant que j’étais dans le chemin, d’un coup sec dans l’épaule. J’ai pensé à toi quand il y a eu la fermeture du Virgin des champs Elysées. Et toutes ces photos et vidéos qui circulaient, où l’on voyait les gens se ruer dans les rayons dévastés. Ce sont ces gens qui t’ont piétiné ce jour. Ces gens qui ont continué leur shopping, malgré ton grand corps inerte, parce que, tu comprends, ils attendaient depuis le petit matin. Ces gens qui te piétinent toujours.

Et ces gens, ça pourrait être nous.

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Moi, je t’écris et je ne sais pas pourquoi. Des morts, j’en ai pourtant connues. Il y a eu mamie Zaza, et papy Roger, et Robert, le papa d’Aurore, le grand amour de maman. Et je confonds parfois mes souvenirs de leurs trois cérémonies. Où je n’ai pas pleuré. Ou le père que je n’ai jamais connu. Maman qui m’annonce son décès et moi qui ris. Je repense à elle avec un sentiment confus, elle qui tous les 8 novembre porte du noir en souvenir de l’ami disparu. Avec tout ce que je pourrais dire, n’a-t-elle pas raison, au fond ? Ni elle ni moi ne voulons finir piégé dans une vie étriquée, avec un boulot merdique où des cons te piétinent chaque jour.

Alors j’y vais, j’affronte les flots dans Paris. Je tente la nage à contre-courant. Je fais au mieux, je me protège avec mes écouteurs à 10€. Je danse un peu pour pas sombrer. Je tiens bon, même nœud au ventre et boule dans la gorge. Parce qu’il faut bien.

Mais chaque fois, dans la foule furibonde, la foule triste et pressée, lasse et coléreuse, chaque fois, je pense à toi, Jdimytai. Je pense à toi, et je me tiens prêt.

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(post-scriptum: J’ai écrit ce texte quelque part en 2013. L’événement date de 2008. Nous sommes aujourd’hui en 2017 et la librairie/papeterie où je travaille désormais a elle aussi succombé à la tendance qu’on a vu dans les boutiques de fringues un peu partout le vendredi 24 novembre. Nous avons eu notre Black Friday, nous aussi. Quand j’ai vu les panonceaux dans la librairie, j’ai immédiatement pensé à Jdimytai. Chaque fois, je sens nos propres pieds nous piétinner nous-mêmes. D’une certaine façon, nous sommes tous Jdimytai, et nous sommes tous ceux qui l’ont tué.)

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