Mohammed (vers 2010, usine PSA, Aulnay)

(ceci est un chapitre de mon projet de roman autour de Jdimytai Damour)

MOHAMMED

J’ai travaillé à l’usine PSA-Peugeot/Citroën à Aulnay-sous-Bois. J’étais comme Jdimytai, inscrit dans une agence interim de Gennevilliers. C’était vers 2010, j’habitais avec Inés à Asnières-sur-Seine, au 90 avenue des Grésillons. Quand on traversait la rue, le trottoir d’en face était à Gennevilliers. Un peu plus haut dans la rue il y avait le TNG, Théâtre National de Gennevilliers. Asnières, c’est légérement bourgeois. Sauf notre rue, et sur le trottoir en face du théâtre, il y avait le Lidl. Quand tu remontais la rue, en laissant théâtre et Lidl derrière toi, tu arrivais sur une petite zone d’activité, avec des immeubles bas, et aux rez-de-chaussées de ceux-ci différentes enseignes. L’agence était là. J’y allais à pieds, triste et résigné. Je suppose que c’était une agence Adecco. C’est comme ça qu’on m’a envoyé à l’usine. Je mettais mes chaussures de sécurité, celles qu’une autre agence, plausiblement à Rennes, m’avait refilé pour aller sur des chantiers, peut-être en 2006 ou 2007. Le boulot à l’usine marchait avec les 2×8. Je commençais soit à 6h du matin pour finir à 14h, soit à 14h pour finir à 22h. Un car faisait la navette entre les banlieues, et passait à Asnières vers 5h du matin. Quand j’étais du matin, je me levais seul, Inés dormait encore, vers 4h, pour déjeuner en silence dans la petite cuisine. Je lisais dans le bus, collé à la fenêtre froide, penchant mon livre vers la lumière venant des lampadaires croisés sur la route. Si j’étais de l’après-midi, le bus nous lâchait à l’arrêt Grésillons vers 23h. Je venais me glisser dans le lit contre Inés, mais parfois je la trouvais encore réveillée devant son PC, au salon, à discutter avec ses amis uruguayens sur internet. Ça a duré quelques mois, peut-être une année.

L’usine, elle est immense. C’est presque comme une petite ville. Moi, je retrouvais une équipe d’une vingtaine de personnes qui bossaient non pas pour Peugeot-Citroën, mais pour une autre boîte – j’ai oublié le nom – qui contrôlait les pièces détâchées des voitures (fabriquées en Chine), avant qu’elles partent sur la chaîne, pour les gars qui eux s’occuppaient de tout assembler. À quelques exceptions près, la plupart de mes collègues étaient arabes, hommes et femmes, quelques noirs, et Mohammed, la peau très foncée, mais qui, en dépit de ce que pouvait faire croire son nom, était d’origine indienne. Tout le monde était très sympathique, solidaires, généreux. Moi, on me disait quand-même de temps en temps, « mais qu’est-ce que tu fous ici ? Tu devrais être dans les bureaux. » J’étais blanc, j’avais des lunettes. Le temps a passé, j’ai oublié tous les noms, mais je me souviens de visages.

Oui, et bien sûr, seule exception, Mohammed, dont je revois le visage presque avec plus de précision que les autres. C’était un monsieur de taille moyenne, carré, un visage carré et aimable, souriant, un corps carré, des mains carrées. Il parlait très peu, je soupçonne qu’il maîtrisait mal le français, mais peut-être aussi avait-il appris que les hommes ne devaient pas parler mais faire, ou était-il timide. Sa présence avait quelque chose de rassurant. Il était – et peut-être suis-je en train de forcer un rapprochement a posteriori – d’une certaine façon un peu comme Jdimytai, présent malgré son silence, et nous étions heureux de l’avoir là avec nous.

Il avait 60 ans. Il approchait de la retraite. Je crois me souvenir avoir eu un court échange avec lui à ce sujet. « Tu vas pouvoir enfin bientôt te reposer », aurais-je pu lui dire, en articulant bien pour m’assurer qu’il comprenne. Peut-être a-t-il sourit et hoché la tête. J’ai souvenir qu’il travaillait souvent avec un autre monsieur en binôme – qui dans ma mémoire étaient un des rares blancs, peut-être 55 ans, barbe poivre et sel. Les deux hommes étaient appliqués et minutieux, ils avaient acquis une certaine expérience avec le temps et on leur donnait alors à vérifier les pièces les plus complexes et importantes. Ici, comme moi, tout le monde était en intérim, mais certains, c’était le cas de Mohammed, y travaillaient depuis des années. Ils et elles prenaient de courtes pauses d’une semaine ou deux, quand l’activité se raréfiait, et revenaient dès que ça reprennait. Donc, des habitudes s’installaient.

Et puis, il y a eu un matin où, vers sept heures, quelqu’un a reçu un texto, ou bien c’est un chef d’équipe qui est venu nous avertir, je ne sais plus. Le message est passé d’une table à une autre, d’une zone de travail à une autre zone, chuchotté avec parcimonie, comme si le dire trop fort aurait agravé la nouvelle, comme si c’était déjà assez triste pour ne pas en rajouter, comme s’il fallait être aussi précotionneux que Mohammed au travail pour ne pas risquer de briser ou d’abîmer une pièce précieuse.

Ce matin, Mohammed s’était levé, comme tous les autres matins, et il s’était installé à sa table pour prendre le petit déjeuner. Sa femme avait fait couler un café. Et puis sans prévenir, sans raison, le cœur de Mohammed l’a lâché. Il s’est comme assoupi, et très calmement et simplement, Mohammed est mort, au petit matin ; tandis que moi je lisais dans le bus qui roulait vers Aulnay. Il aurait du prendre sa retraite trois ou quatre jours plus tard. Mais Mohammed est mort.

Je sais, c’était une mort sobre, silencieuse. Elle n’a eu ni son encadré ni sa manchette dans aucun journal. Pourtant, malgré ça, je ne peux m’empêcher de la trouver semblable à celle de Jdimytai.

Postures et impostures

(ou l’entourloupe du développement personnel ; et de – presque – toutes spiritualités et religions)

(beaucoup pour Aurore et Thibaut, qui sauront pourquoi)

Une illumination

En 2014, j’ai eu une illumination (c’est documenté en gros par ici). J’ai fait un tarot de A à Z. Miracle ! celui-ci fonctionnait terriblement bien lorsque je réalisais des tirages, que ce soit pour moi ou mes amis. Je me souviens de la période où j’ai dessiné une à une les cartes et écrit les textes du livret les accompagnant. Je crois toujours que c’est un des objets que j’ai le plus réussi. Qu’il dit des choses pas si bêtes, égraine certaines « perles de sagesse » qui m’ont été profitable et m’accompagnent encore aujourd’hui. Je continue de faire des tarots, en y voyant une sorte de démarche artistique et spirituelle très personnelle. Soit.

Oui mais.

Un peu avant 2014, j’avais vécu coup sur coup des événements troublants : une rupture très douloureuse (qui venait réveiller de vieilles blessures d’enfance) ; une situation financière très limite, où je me suis quasiment retrouvé à la rue ; et très vite et tout en même temps, j’ai rencontré une autre jeune fille avec qui j’ai eu une histoire passionnée. Nous avions d’interminables discussions sur les histoires, la fiction, la foi, la spiritualité. Sans compter que dans son réseau d’amis, elle jouissait d’une certaine aura, d’un charisme particulier. À deux, on avait un peu un truc du couple en vue. En somme, j’étais tombé au plus bas, et, en apparence et très vite, j’étais remonté très haut.

Je me souviens, oui, de cette sensation très particulière, à la fois quand j’ai travaillé sur ce tarot, puis quand je tirais les cartes aux gens, énonçant de sages paroles mystiques, claires et limpides, comme si j’étais traversé par une puissante et douce énergie divine et cosmique. J’étais très apaisé. Un temps, j’ai vraiment cru que j’avais particulièrement avancé sur la voie de la vie. J’étais habité d’une grande sagesse. Tout semblait parfait.

Ça n’a pas duré.

La seconde jeune femme est partie. Avec elle l’illusion de réussite et de sagesse dans laquelle je m’étais bercé. Je me suis effondré.

OK, le temps a passé, je me sens mieux, j’ai bossé sur moi, j’ai réglé quelques trucs durant mes rdv avec ma psy. J’ai un boulot correct. J’ai rencontré quelqu’un, il y a eu des épisodes, nous nous sommes mariés. Aujourd’hui, ça va pas trop mal.

Mais je sais que plus jamais je ne vivrai de tels moments d’illumination intense. Plus jamais je n’atteindrai ce pic de sagesse, de pleinitude pleine – ou de grand vide si on dit ça de façon plus bouddhiste. Je me traine mes blessures, je continuerai de me sentir paumé souvent, face à la vie et au monde.

Si je raconte cela, c’est que cette expérience a mis en lumière une chose que je crois importante à partager.

Un peu de contexte

À l’époque où j’ai fait ce tarot, je ne travaillais pas. Et disons qu’en gros, entre 2013 et 2014, j’ai eu beaucoup de temps libre. Je vivais chez la famille de mon amoureuse (après avoir perdu logement et boulot), dans un bled perdu, avec une grande et magnifique forêt juste à côté. Entre deux petits boulots en intérim, je passais mes journées là-bas, allant de l’appart où j’écrivais et dessinais à la forêt où je marchais en écoutant des podcasts. En gros, je n’avais que ça à faire : être dans la contemplation et écrire de sages paroles qui me sauveraient puis juste après l’humanité.

Je voudrais ici faire un premier point de contexte : comme je l’ai dis, ce moment d’illumination mystique suivait un moment de chute et de désespoir profond. Eckhart Tolle raconte exactement la même chose dans les pages du Pouvoir du moment présent. Et si tu as un jour écouté un témoignage de chrétien, c’est systématique : les rencontres avec « Dieu », Jésus et l’église, suivent toujours un moment tragique, une période où l’on touche vraiment le fond du fond. On ne compte plus les anciens loubards reconvertis (il semblerait d’ailleurs qu’en proportion, il y ait plus de croyants en prisons que partout ailleurs dans le monde). Étonamment, personne ne raconte jamais de parcours de conversion (à une foi ou à une autre) du type : Auparavant athée, j’étais heureux et comblé dans ma vie, et d’un coup Dieu m’est apparu. Depuis ma vie est la même qu’avant mais j’ai Dieu dans ma vie. Cette histoire n’existe pas.

Ce dont je suis assez certain, et j’en témoigne depuis ma propre expérience, c’est que lorsque nous nous retrouvons dans des situations extrêmement douloureuses et angoissantes, des moments où toute la réalité sécurisante que nous nous sommes construite vacille (qu’il s’agisse de sécurité matérielle ou affective, voire d’une image de nous-même qui sécurise notre ego), nous pouvons vivre une sorte de crise psychique d’une telle intensité, risquant de sombrer dans la folie (parce qu’alors plus rien ne semble avoir de sens), que notre cerveau nous envoie pour compenser des shoots puissants d’adrénaline (ou de n’importe quoi d’autre). On passe d’un état où le monde semble se défaire sous nos pieds, à un état de félicité démente, où soudain tout semble s’illuminer. Une extase mystique en somme.

Et ça, c’est suffisant pour croire soudain en Dieu, ou mieux : croire qu’on a atteint un palier de sagesse. Précisément ce qui m’est arrivé durant la période où j’ai fait mon tarot. On passe d’un instant où notre ego est en crise, au bord de s’effondrer sur lui-même, et nous avec, à un moment où tout fait sens, d’un seul coup, où l’ego s’apaise enfin.

Je crois que c’est suffisant pour croire ensuite, en étant d’ailleurs tout à fait sincère, détenir une recette pour la bonne vie, les clefs de la sagesse, le sésame du secret du divin.

Nous avons vu en librairie un nombre démesuré d’ouvrages de développement spirituel, certains lorgnant vers la spiritualité et l’ésotérisme. Tous, à l’instar de mon tarot, proposent une recette. Si on la suit, à la fin, la vie est enfin top et simple. Ceux qui écrivent et qui animent des ateliers et des séances de coaching en sont la preuve : ils ont appliqué la recette, et regardez comme ils resplendissent. Une amie m’avait dit une chose : « C’est fou, quand tu tires ton tarot, ton aura change ; tu passes d’un gris terne à un jaune lumineux ». Ça peux paraître très ésotérique, mais j’ai tendance à la croire. Parce que c’est comme ça que je me sentais. Ça m’arrive encore parfois, subrepticement, lorsque je médite un peu, sous un rayon de soleil d’automne, et que je salue d’un geste discret l’univers. L’instant d’après j’arrive au boulot, et c’est plus la même.

La « vraie vie »

Ce qui me fascine le plus avec toute une vague de livres et méthodes, hérités pas mal d’idées bouddhistes reformulées, de vieilles pratiques païennes, et plausiblement de christianisme dans son mood le plus soft et ésotérique, ce sont ces injonctions, parfois contradictoires : on t’enjoint à devenir toi-même, tout en te défaisant de ton ego, de te défaire du matériel (Marie Kondo), tout en t’enrichissant, de te détacher, de ne rien prendre personnellement (un des accords toltèques de Don Miguel Ruiz), de vivre « l’instant présent » (in le best seller Le Pouvoir du moment présent d’Eckhart Tolle).

Mais qui formule ces belles idées que nous devrions appliquer dans nos vies ? Et depuis où et quelle sorte d’existence ? À l’instar des religieux, la plupart des coachs, auteurs de développement personnel et maîtres spirituels se sont retirés de la vie quotidienne triviale, des tracas de la vie professionnelle, des transports en commun à l’heure de pointe, de nos contraintes horaires, parfois exténuantes. Ils ne savent pas ce que c’est que d’être assis à une caisse à passer des articles et des articles, à sourire à des clients désagréables, ni ce que c’est que de nettoyer des toilettes qui puent la pisse, de ramasser des poubelles à l’aube quand le soleil se lève à peine. Ils ne font pas les 3×8 à l’usine – et s’ils ont jamais expérimenté ça, ils en sont très loin maintenant.

La plupart d’entre eux sont désormais déconnectés de ce qu’est la vie réelle de la plupart d’entre nous. Ils consacrent alors leur existence à la mise en pratique de leur recette pour la bonne vie. Et comme un musicien professionnel qui dévoue son existence à maîtriser son instrument et à inventer avec, ils sont alors plus doués que la plupart d’entre nous, plus doués pour les mélodies mémorables ou pour la félicité. Ils n’ont que ça à faire.

Être élu

J’ai souvenir d’un camarade politique qui disait à deux jeunes amis élus, un peu intimidés, « la fonction fait l’organe ». Autrement dit : ne vous inquiétez pas, le simple fait d’être élu vous donnera une assise. Et d’après quelques témoignages, il semblerait qu’effectivement, il y ait un effet, et que, surtout, à partir du moment où l’on se retrouve « élu » (le terme est significatif, non ?), le regard d’autrui sur nous change. On passe du simple humain banal à une sorte de caste au-dessus, avec pouvoirs particuliers, et privilèges accordés d’office.

Lorsque l’on accède à un poste au sein de la hiérarchie de l’église, il en est de même. La plupart du temps, un prêtre a autorité quant à l’interprétation de « la parole ». Ce sont plutôt les paroissiens qui vont venir voir le curé pour que celui-ci les éclaire sur le sens des textes. Si certains prêtres affirmeront avec humilité que ce sont parfois leurs paroissiens qui leur enseignent ce sens, cela reste rare. Et la parole d’un évéque (le big boss d’un diocèse – c’est-à-dire, en gros plusieurs églises dans une zone géographique déterminée) fera, la plupart du temps office d’évangile, et celui qui serait tenté de la contredire sera alors vu comme un incroyant, ou, à la limite, comme quelqu’un qui n’a pas encore accédé à l’illumination, au savoir. « Tu comprendras quand tu seras grand », en somme.

Lorsque l’on se retrouve, par tout un tas de circonstances fortuites, de heureux hasards, une dose de chance, de coups de pouce et de pistons, quelques qualités personnelles (qui peuvent autant être une capacité à l’écoute attentive, qu’une grande gueule et beaucoup d’aplomb), on a vite fait d’être pris dans l’illusion nous aussi. On se croit légitime d’être dans cette position d’autorité.

Imagine si tu te retrouves à être Emmanuel Macron ou Louis XIV ? Si tu es Eckhart Tolle, Don Miguel Ruiz, Jésus, Lise Bourbeau (Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même), Isabelle Padovani (nombreuses conférences sur la communication non-violente) Tich Nhat-Hanh (moine bouddhiste multi-auteur et fondateur du village des pruniers), France Guillain (ancienne navigatrice reconvertie en diététicienne deluxe)… avec tous ces gens qui te regardent intensément, qui viennent te demander conseil, qui croient profondément que tu détiens les clefs pour rendre leurs vies meilleures… Sérieusement, penses un peu à l’effet que cela fait sur ton ego, à l’image que tu te fais de toi-même ? Je repense à ma petite expérience avec mon tarot, à ce que je ressentais à ce moment, et je multiplie cette sensation de façon exponentielle. C’est démesuré.

Entourloupe

N’importe qui vivant cela ne peut qu’être persuadé d’être dans le vrai. Imagine : désormais tu n’as plus à te soucier du matériel, de fait, tu vis hyper confortablement grâce aux revenus conséquents que t’apporte ton activité de sage mystique (ici, mettons temporairement Jésus de côté) ; tu n’es plus en quête de reconnaissance, tu l’as chaque jour, donc tu blablates sur le détachement avec détachement, ton ego est tellement comblé, que tu n’y penses même plus, et c’est donc d’une facilité sans nom de parler de se défaire de son ego ; de surcroit, tu n’as plus à te fader l’harrassante vie quotidienne de la plupart des gens.

Comment, dans une telle situation, faire autrement que de croire avoir atteindre une sorte de Nirvana ? Comment ne pas avoir une aura resplendissante qui fait croire à tous autour que l’on est l’exemple ultime de l’accomplissement de l’humanité ?

Mais ceci est une entourloupe : ces exemples d’accomplissement sont hors-sol. Ils sont déconnectés de la réalité la plus triviale, pragmatique et quotidienne. Déconnectés des contraintes et des injonctions du milieu professionnel, des loyers, des fins de mois difficiles, loins de la plupart des rapports humains qui sont des rapports de forces, toujours injustes, écrasants et fatigants. Et d’une certaine façon, tant mieux pour eux. Or, cela n’est pas juste.

Un jour, tous coachs ?

J’ai toujours pensé qu’un mode de vie qui n’était pas accessible à tous était injuste. Je m’explique : nous, occidentaux, nous vivons dans un relatif confort. Au dépends de tas d’autres habitants de la planète qui triment pour nous. Ce n’est pas juste. Des travailleurs mal payés qui enrichissent un patron et des actionnaires, ce n’est pas juste. Un rentier immobilier qui s’enorgueillis de s’être libéré de la contrainte du travail, de ne plus avoir de patron qui l’emmerde, et qui peut désormais profiter de sa totale liberté, mais ce, en percevant des loyers de gens qui, eux, travaillent pour des salaires de merde, en se fadant des patrons et des hiérarchies à la con, ça n’est toujours pas juste.

Revenons à notre maître spirituel, à notre coach : s’il peut désormais se permettre d’expérimenter la félicité, c’est que sa situation repose sur le fait qu’il a des adeptes qui, eux, vivent encore dans ce monde idiot, et sont malheureux parce qu’ils aspirent eux aussi à cette félicité. Certains de ces coachs forment d’autres coachs, maintenant l’illusion. Parce que le calcul est simple : imaginons que nous atteignons tous la félicité, qu’adviendra-t-il alors, au hasard, d’Eckhart Tolle ? Le gars se retrouvera au chômage, sans plus personne pour venir l’appeler à l’aide. Si nous devenons tous coachs et qu’il n’y a plus personne à coacher, tout le système s’écroule. (Un peu comme si nous décidions de tous devenir rentiers immobilier, et que nous quittions tous nos jobs pour louer des apparts à… plus personne en fait !)

C’est ici mon premier message : si comme moi et beaucoup d’autres, tu as un jour connu une sorte d’illumination qui t’as fait croire atteindre une sorte de félicité temporaire, si tu as suivi un gourou ou une méthode, que cela a semblé t’apporter quelque chose, voire t’as vraiment apporté quelque chose, mais qu’aujourd’hui tu patauges, tu galères, et si même parfois tu as l’impression que c’est pire qu’avant… S’il t’arrive de regarder l’une ou l’autre de ces maîtres spirituels, et de penser, diantre, je suis nul, ils y arrivent, eux, ils sont tellement parfaits, et moi si pathétique ! Rappelle-toi ceci : tout ça est une imposture.

Prenons la méthode France Guillain. Arrêtons-nous sur son Miam-ô-Fruits : une recette top, plutôt bonne, diététique pour un meilleur petit déjeuner. Pour cela, il faut des fruits frais variés, bio, des fruits secs, bio, de l’huile de colza, bio. On prépare ça le matin, et, c’est peut-être le plus important : on mache. On doit donc manger son bol de fruits en 20, voire dans l’idéal, 45 minutes. Si l’on associe cela à un peu de méditation, 20 minutes le matin, c’est idéal, et qu’en plus on applique les consigne d’Al Elrod dans son Miracle Morning, c-a-d se lever plus tôt le matin (genre une heure) pour avoir du temps pour créer ou faire n’importe quelle activité qu’on juge digne, avant d’aller bosser, il faudrait alors, pour être bien serein, se lever au moins 2h30 avant de partir travailler.

Imaginons que tu bosses au Lidl, ouverture à 8h du matin, que tu dois compter 1/h de trajet, et que tu dois arriver en avance pour être en poste à l’ouverture, il te faudrait dans l’idéal être debout à 4h du matin ? Cela bien sûr ne prend pas en considération les enfants à préparer et à amener à l’école. Et nous n’avons bien sûr pas parlé de la nuit de sommeil, donc de l’heure de coucher pour maintenir le rythme.

En fait, toutes ces méthodes et rituels sont pensés par des bourgeois, des privilégiés. Aucune d’entre elle n’a été pensée et mise en pratique avec succès par un équipier Mc Donald. Prends Eckhart Tolle, retire lui son statut de maître spirituel et d’auteur à succès, retire lui tout l’argent qu’il gagne avec les ventes de son bouquin, tous les ateliers et conférences grassement rémunérées qu’il commet, et fous-le pendant trois ans au comptoir du Mc Donald de Barbesse, et ensuite on en reparle.

Je ne veux pas savoir comment s’est senti Jésus à l’époque où il a vécu, suivi par ses disciples. Ça devait être proprement insensé. On me dira que les gars crevaient la faim. Mais ça n’est pas certain. S’ils étaient, comme il le semble, soutenus par quelques bourgeois qui les entretenaient (vu qu’il était conseillé de vendre ses biens et de remettre l’argent à la communauté), ils mangeaient peut-être mieux qu’on pourrait le croire. Et dans le cas contraire, s’ils crevaient vraiment la faim, ça devait alors les mettre dans un état physique tel, que le terrain était alors hyper propice aux extases mystiques de tous poils !

Crise dans l’église

D’ailleurs, je voudrais revenir rapidement sur les prêtres chrétiens d’aujourd’hui. Je pense que si l’on excepte les gars hauts placés dans la hiérarchie – potentiellement victimes des mêmes illusions de grandeur que notre président ou n’importe quel top gourou du développement personnel –, les petits prêtres et curés de petites paroisses doivent vivre les choses très différemment qu’à l’époque où l’église avait un pouvoir immense. Ils ne roulent pas sur l’or. Mais j’estime cependant qu’ils sont relativement à l’abris du besoin. Ils sont en partie coupés du quotidien relou qui est le notre, mais se le coltinent malgré tout un peu puisqu’ils sont au contact direct de leurs paroissiens, quasiment au quotidien.

Mais surtout : ils ont de la concurrence. Un des prêtres de la paroisse de ma compagne, pour qui j’ai une réelle amitié, prêche régulièrement au sujet des églises qui se vident. Il s’inquiète de la résurgence des mouvements spirituels paganistes (qui détournent du vrai Dieu), demande à l’assemblée s’ils ont lu la Bible, s’ils témoignent et apportent la bonne nouvelle auprès d’autrui. Rappelle qu’être chrétien ce n’est pas que venir à la messe le dimanche. En apparence, son discours a pour objectif de secouer ses paroissiens, de les encourager à s’investir dans leur paroisse et dans le monde, au nom de Jésus. En apparence, ce discours est un bon vieux prêche, un brin responsabilisant (ou moralisateur, selon le point de vue), adressé à sa communauté. Je crois qu’il dit autre chose, secrètement et en fond : auparavant, les prêtres jouissaient d’un certain rôle en société, ils faisaient figure d’autorité ; ils étaient, à bien des égards et pour tous ces maîtres spirituels, ces référents, ces figures paternalistes rassurantes, c’étaient eux que l’on venait enquérir des méthodes pour mener la bonne vie. Ce que je crois, c’est qu’en s’adressant à nous, en apparence de façon paternaliste, c’est que mon ami prêtre fait secrètement confession de son angoisse existentielle, de sa peur de se voir remplacé. L’illusion qui donnait sens à son existence s’effrite doucement.

D’autres ont désormais pris cette place.

C’est pourquoi je serai un peu moins durs avec les prêtres d’aujourd’hui, qui officient dans de petits bleds, avec de moins en moins de paroissiens. Ils ne bénéficient pas des mêmes bonus que les coachs et gourous du développement spirituel et du new age. Ils ne font pas un business avec leur pratique (en tout cas, pas comme l’église a pu le faire en un temps révolu). (On pourra, au passage, un autre jour parler des prêtres ouvriers, qui eux avaient certainement tout compris).

Les méthodes de dessin

OK, je ne veux ni cracher dans la soupe, ni jeter bébé avec l’eau du bain. Plusieurs ouvrages de ces rayons m’ont ouvert des portes, éclairés sur moi-même, aidé d’une certaine façon. Le leitmotiv de Don Miguel Ruiz, « ne rien prendre personnellement », m’a aidé de si nombreuses fois dans mon travail, face aux clients désagréables et agressifs. Mais pas toujours. La méditation aussi. Cette idée du « moment présent » aussi. C’est peut-être même elle qui me fournit la critique de la posture d’un Eckhart Tolle. L’homme Eckart Tolle est-il encore dans ce moment présent ? Alors qu’il s’est extrait de notre banal et laborieux quotidien ? La question se pose. Et je serai éternellement reconnaissant envers Scott Peck : si tu ne dois lire qu’un seul livre de développement personnel, que ce soit Le Chemin le moins fréquenté.

Pourtant, je voudrais citer un autre grand sage. Dans une liste de conseils aux jeunes gens désirant devenir auteurs de BD, Matt Groening (le créateur des Simpson) formule ceci : « Ne lisez jamais de méthode de dessin ni d’ouvrages pour apprendre à faire des BD. Parce que si les gens qui font ces livres savaient de quoi ils parlent, ils seraient occupés à faire des BD et pas ces fichues méthodes. » (Au passage, je n’ai jamais compris pourquoi les cathos faisaient confiance aux prêtres pour leur donner le moindre conseil sur leur vie de couple). OK, certains de ces bouquins peuvent bien donner quelques astuces pour aider à dessiner et raconter des histoires. Mais j’ai toujours considéré que la meilleure façon d’apprendre à dessiner, c’était de dessiner. Point.

N’en est-il pas de même pour la vie ? Est-il vraiment judicieux pour apprendre à vivre la vraie vie de faire confiance à celles et ceux qui s’en sont extraits et qui sont finalement comme les auteurs de ces méthodes de dessin ? À bien y réfléchir (et ça, c’est une chose que me disait ma maman), pour apprendre à vivre, il faut vivre. Et point.

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PS : Nous n’avons pas ici discuté des implications politiques de tout ce bazar.

Mais promis, nous nous pencherons là-dessus dans un billet à venir !

Et si l’on avait le droit de toujours aimer JK Rowling et Joss Whedon ?

Nous avons tous été en deuil. Joss Whedon, notre maître à penser, le réinventeur de la série télé, notre grand-frère bienveillant qui nous a accompagné durant notre adolescence, le précurseur d’une forme de fiction féministe des premières heures, s’est avéré être un connard abusif. Et maman Joanne, qui nous a appris l’amitié, la solidarité, le pardon, l’ouverture et la compassion, qu’aucun destin n’était tracé et que nos choix nous définissaient, s’est montrée une fichue transphobe aux propos terriblement maladroits qui persiste en plus dans sa voie.

Maman Joan

Je crois que l’ampleur choc est proportionnelle à l’estime sans borne que nous avions pour ces deux oeuvres et leurs créateurs. Qui, dans le crew des geeks, n’a jamais formulé “Joss Whedon est mon Dieu !” ? Un peu démesuré, soit, mais on l’a fait. Mais c’est que beaucoup d’entre nous on grandi avec ces deux séries. Leurs héros ont été nos ami.e.s secret.e.s, leurs histoires, les nôtres ; et ils symbolisent toutes les belles valeurs qui nous ont été transmises par ces récits. Pour nous, leurs créateurs étaient les porteurs, dans la réalité, de tout ça. Ils étaient pour nous des repères, aussi importants que leurs oeuvres, et éternellement liés à elles.

Grand-frère Joss

La chute a été rude. Et désormais, si l’on remet le nez dans un des tomes de la saga HP, ou que l’on lance un épisode de la chasseuse de vampires, c’est avec un arrière goût amer, comme si on nous avait menti depuis le début. Comme si tout était désormais sali. Et pourtant.

On devrait se rappeler une des leçons essentielles des deux séries : rien n’est jamais tout blanc tout noir. Même Dumbledore a été parfois un connard. Angel(us) est passé d’un camp à un autre. Séverus Rogue a été dans le camp des méchants, avant de rejoindre celui des héros en secret – et par amour. Même Spike a su se montrer un héros. Nous, les êtres humains, nous sommes des êtres complexes, mus par toutes sortes d’énergies en nous, des humeurs, des hormones, des peurs, de vieilles blessures, des pulsions, des rêves, des aspirations, nous grandissons avec des exemples qui disent tout et leur contraire. Nous essayons d’être des gens biens (la plupart du temps, et pour un certain nombre d’entre nous en tout cas), dans un monde où ça n’amène pas toujours à grand chose. Les garçons, nous essayons d’être des mecs biens, on va même pour certains s’affirmer féministes, pourtant, on regarde parfois les filles comme des objets. On fait tout un foin pour le climat et l’environnement, et pourtant on a des ordis et des téléphones portables, on achète des plats préparés dans des emballages, parce qu’on a pas le temps de cuisiner. On se plaint de la société du spectacle et on regarde sur Youtube les émissions d’un vidéaste qui critique le système. Nous sommes tous collectivement en train de bousiller notre planète, désormais consciemment pour la plupart d’entre nous. On s’invente d’astucieuses raisons pour s’autoriser régulièrement à enfreindre les règles que nous nous sommes fixés.

Aucun d’entre nous n’est fondamentalement propre dans cette affaire. Non, personne.

Nous avons tous, à un moment ou à un autre fait de la merde dans notre vie. Nous avons tous, au moins à un moment, profité d’une situation à notre avantage – et ce injustement ; nous avons tous été hypocrite, menti, baratiné pour se sortir d’une situation désagréable ; à un moment au lycée, on s’est rallié à la team qui se fout de la gueule d’un autre élève, qui mène la vie dure au prof fragile ; on a vendu un produit médiocre pour faire une vente ; on a fait des reproches à un ami, à notre amoureuse, à un collègue de boulot, pour ne pas assumer nos responsabilités.

C’est ça que je veux dire : et si le rejet que nous avons soudain pour Joss et JK n’était pas due au fait que nous les avons trop estimé, que nous avons oublié que tous deux étaient en fait des êtres humains faillibles ? Grandir, devenir adulte, c’est accepter que nos parents, que nous regardions comme des dieux enfants, ne sont pas parfaits, ne sont que ce qu’ils sont avec leurs limites. Accepter aussi que nous-mêmes sommes faillibles.

J’ai une anecdote très précise de ma propre vie. J’ai eu, fut un temps une histoire avec Inés, qui est uruguayenne. Nous nous sommes rencontrés à Rennes, à un moment où, ses années d’expériences françaises pas terribles, elle voulait rentrer dans son pays. Finalement, pour rester avec moi, elle a trouvé une formation sur Paris et nous sommes allés loger en banlieue. Ni elle ni moi ne voulions vivre à la capitale. Mais nous l’avons fait pour rester ensemble. Nous étions censés, ensuite partir vivre en Uruguay. A bien des égards, tout ça a été assez catastrophique. Beau et romantique par moments, passionné et poétique, drôle et fou ; mais assez nuls pour tous les deux à bien d’autres moments. Sur la fin, la nostalgie d’Inés pour son pays natal se faisait de plus en plus pressante ; et moi je disais que je n’étais pas près à quitter la France, pas encore (mais l’aurais-je jamais été ?). Si nous avions été clairs, nous nous serions séparés illico. Mais nous avons repoussé l’échéance. Comme nous nous aimions tellement, disais-je, pourquoi alors ne pas profiter jusqu’au bout d’être ensemble jusqu’à son départ ? Inés a commencé à faire des crises d’angoisses en traversant Paris, ou même à la maison. Tout s’est dégradé, mais je persistais à ce que l’on reste ensemble. Je suis pourtant vaguement tombé amoureux d’une camarade de classe que j’ai tenté vainement de dragouiller. Dans les derniers temps précédant la date de départ, Inés sortait de plus en plus, avec des amis uruguayens habitant la capitale, découchant régulièrement.

Il y a ce jour où, dans notre petit appartement, de retour d’une soirée chez Diomédes, sur le canapé au salon, elle m’avoue avoir rencontré son cousin. Et qu’il y a un début de quelque chose entre eux. Dans une sorte de moment d’illumination, où se mêlait le soulagement de ne pas être le seul à essayer d’aller voir ailleurs, et une profonde et réelle amitié pour Inés, la voulant heureuse (conscient quelque part au fond que nous étions en train de nous embourber), je lui déclarait que c’était parfait, lui donnant le champs libre : va vivre cette histoire lui disais-je ! Ce qu’elle fit donc.

Oui mais. C’est alors que sans plus prévenir, elle se mit à disparaître de plus en plus de notre foyer en ruine, dans lequel je me retrouvais soudain seul, face à moi-même ; tout ça, bien sûr, pour le retrouver, lui ! Je me suis donc mis à lui laisser des messages désespérés et colériques sur son téléphone. Et je me souviens d’elle me rappelant ce que je lui avait pourtant dit peu avant : avais-je menti ? Avais-je été hypocrite ou malhonnête ?

Pourtant, je crois qu’à chaque fois, j’ai été honnête. Oui, j’étais soulagé de ne pas être le seul à avoir été voir ailleurs ; oui, je voulais qu’Inés soit heureuse, qu’elle vive sa propre vie, qu’elle se sépare de cet amoureux maladroit et dépressif avec qui elle ne savait plus être heureuse – c.a.d. moi – ; et oui, cela était douloureux et insoutenable de la voir partir et être avec un autre. J’étais alors tout ça. Le cool, le pas cool. L’ami qui voyait clair et savait ce qui était mieux pour elle. L’ex con et égoïste qui voulait qu’elle reste même si ça devait la rendre malheureuse.

Je crois que c’est pareil pour Joss et Joan. Je ne suis pas en train de dire qu’il faudrait tout pardonner, tout passer. Quand tu fais ou dis de la merde, tu as fait ou dit de la merde, point. Mais si tu lègues de belles choses aux mondes, ces belles choses restent quand même de belles choses. Et que ce soit Buffy ou Harry, les deux oeuvres valent toujours (malgré leurs défauts) pour ce qu’elles défendaient et nous ont apporté. Et nous le devons, malgré tout, à Joss et Joan. Même s’ils ont aussi agit comme des gros idiots. Même s’ils ont fait de la merde. Pourtant, on peut pas dire qu’ils nous avaient pas prévenu quelque part.

Je pense à mes parents. Ont-ils été parfaits ? Loin de là. Je pourrais même affirmer qu’autant ma mère que mon père (et aussi mon autre père – mais ce serait trop long à expliquer ici) ont été par moments parfaitement nul. Mais vraiment très très nuls sur pas mal de trucs. Pourtant, à d’autres moments, ils ont été tops, dans des moments où j’en avais vraiment besoin ; et ils continuent de l’être. Je pense souvent à ma mère en me disant que quelque part en elle, elle avait conscience de toutes ses fichues névroses relous qu’elle allait nous refiler. C’est pourquoi elle nous a remis des outils dans les mains pour qu’une fois adulte, ont soit capable de la déconstruire, et, en quelque sorte réparer nous-mêmes ce qui avait été mal fichu durant notre enfance.

N’est-ce pas, d’une certaine façon ce qu’on fait Joan et Joss ? N’était-il d’ailleurs pas temps que leurs images soient écornées, qu’on les fasse descendre de leur piédestal ? C’est exactement comme ça qu’on devient un adulte indépendant : un jour on réalise que nos parents ne sont pas parfaits, qu’ils ne l’ont jamais été. Un jour, on ne les regarde plus comme des enfants en les idéalisant : on les voit enfin tels qu’ils sont, des idiots d’êtres humains, qui peuvent faire de très belles choses ; et faire aussi de la merde.

Se montrer aussi cons que ça, l’une et l’autre, c’est finalement et paradoxalement peut-être le dernier et beau cadeau que nous ont fait Joan et Joss. Maintenant, nous sommes libres, grands et indépendants. Nous pouvons aller dans le monde en portant le bel héritage qu’ils nous ont transmis. Et oeuvrer à réparer et améliorer les choses où ils ont foiré. Comme des êtres humains.

Les 100 meilleures ventes, l’institut de sondage et la démocratie

Fut un temps, parce qu’il faut bien payer son loyer, j’ai bossé dans un institut de sondages téléphoniques (j’en témoigne par ici). L’expérience fut édifiante et me permet aujourd’hui d’affirmer que tous les chiffres que vous lisez dans les journaux ou qui apparraissent régulièrement à la télé, eh bien, c’est bullshit. Pourtant, journalistes, hommes politiques et services marketing des entreprises adorent les sondages. Parce que ce sont des chiffres, et qu’avec ces chiffres, ils ont l’impression de tenir la réalité entre leurs mains et de pouvoir la maîtriser.

Pourtant, un sondage qui formule “27% des français sont prêts à voter pour machin” ou “37% des français préfère la marque X à la marque Y”, ce sondage ment. Bien sûr, c’est écrit en petit dans un coin : “*Selon une étude menée par l’IFOP”, avec parfois si l’on veut être transparent : “sur un échantillon représentatif de XXX personnes”. Je n’ai jamais été interrogé par aucun organisme de sondage quant à mes intentions de vote. Donc, déjà, je suis en droit de douter de cette assertion affirmant quelque chose sur “les français”. Mais puisque j’ai été payé pour appeler des gens pour leur demander pour qui ils allaient voter, je peux vous dire aussi comment sont fait ces sondages.

Un sondage ne sonde pas la réalité. Un sondage est partiel. Il sonde une partie de la réalité : la partie qui intéresse ceux qui ont payé – cher – pour que le sondage soit fait. Imaginons qu’il y ait 13 candidats. Ce qui intéressera ceux qui payent, c’est si les français vont voter pour les 5 candidats les plus populaires. Pour une marque commanditant un sondage, on en citera cinq, et il y aura éventuellement une case “autre”. On oriente la pensée du répondant. On lui pose une question à laquelle il n’a pas pensé. Et comme il faut être rentable (le client paye, il veut des réponses), on a des relances toutes faites pour éviter les “je ne sais pas”, du type : “vous avez bien une petite idée”, “vous pensez certainement quelque chose de lui”. Peut importe que la réponse soit fondée (sur la connaissance effective du programme du candidat et de ses ambitions) ou orienté par de vagues sentiments (“oui, c’est vrai, je l’ai vu à la télé, il parle bien”, “il a l’air sympathique).

On nous a répété, à l’institut où j’ai bossé, que l’on n’était pas des vendeurs, nous ne faisons pas de démarchage. Pourtant, lorsque tu répètes durant tout un questionnaire le nom d’une marque, tu fais de la pub, malgré toi, tu vends un produit. Dans un sondage politique, lorsque tu répètes des noms, tu les encres dans la tête des gens. Cela participe à des plans de communication. Avec l’exposition médiatique dans les journaux.

Les institus de sondage sont payés à créer des chiffres, des diagrames et des courbes. Parce que ça fait sérieux, concret, mathématique, scientifique. Mais pourtant, comme la presse, les instituts de sondage, particulièrement en politique, mais c’est vrai avec tous les marchés, les produits et les marques, ils participent en vérité à un grand story telling. Ils écrivent et racontent une histoire. Qu’on nous vend comme la réalité.

Des chiffres sérieux et hyper fiables

J’ai parlé de ces 100 meilleures ventes qui obsédaient la Fnac. Il faut savoir une chose : lorsque l’on lit des chiffres de classement de top ventes de livres, on ne lit pas les ventes effectives, on ne lit pas les passages en caisse. On lit le top des placements : c’est-à-dire, le top des ventes faite de commercial à libraire. Dans le cas de la Fnac, faites de commercial au service des achats de la Fnac – puisque la Fnac n’a plus de libraire (nous ne décidons rien), mais des vendeurs. Comment ces 100 meilleures ventes se font-elles ? Simplement parce que les éditeurs en ont décidé ainsi : ce sont eux qui décident de quel titre mettre en avant. Quel titre sera tiré à 1000 exemplaires, et quel titre tiré à 10 millions d’exemplaires. Ce sont des sous derrière. Et les meilleures ventes sont poussées par ces tirages : plus il y a de tirage, plus il est demandé aux commerciaux d’insister et de placer des quantités auprès des libraires.

Et soyons sûr que s’il y a un gros tirage, il y a aussi une couverture médiatique de prévue. C’est-à-dire, des encarts publicitaires, des interviews dans la presse, des plateaux télés, des passages sur Youtube, des envois de services de presse (des livres offerts) aux libraires, à la presse spécialisée, aux blogueurs, aux youtubeurs.

Quand j’étais à la fac, nous avons rencontré le gérant d’une grande librairie généraliste (d’une grande chaîne dont j’ai oublié le nom, et qui a aujourd’hui fermée sur place – ça ne rapportait plus assez). Nous étions étudiants et faisions un dossier sur les métiers du livre. Un monsieur sérieux en costume nous a reçus dans son bureau en nous regardant un peu de haut. Là, il nous a expliqué comment ça marchait : ils recevaient tous les livres qui sortaient par au moins un exemplaire (ce qui était déjà un peu faux). Les livres avaient trois mois pour faire leurs preuves, donc pour trouver un lecteur, sinon, retour à l’éditeur*.

(*Le librairie ne paye les livres qu’au bout du quatrième mois ; un livre non vendu qui reste au-delà en librairie pèse donc sur le chiffre, et au bout d’un certain temps, on le considère comme du “stock mort” ; bien sûr, les libraires décident parfois de garder certains ouvrages, pour leur donner plus de chance, ou parce qu’ils constituent un fond ; par exemple, on a toujours les sept tomes de la Recherche du temps Perdu de Proust, même si on ne les vend pas tout le temps, ou certaines séries jeunesse manga au complet, bien qu’on ne sache pas précisément quel tome va se vendre quand.)

Dans la démonstration du gérant, existait au sein de son magasin ce qu’on aurait pu appeler une sorte d’égalité des chances pour les livres. Il était très sûr de lui à ce sujet. Or, nous avions beau être encore jeunes et innocents, il sautait au yeux que les livres mis en pîles de 10 ou plus dans des endroits visibles, comme à l’entrée, en face des caisses, avaient plus de chance de se vendre que ce petit livre de poésie d’un auteur inconnu, coincé entre deux autres livres d’auteurs inconnus, sur l’étagère du bas, dans un recoin éloigné de la librairie. Et en vérité, la façon de penser de ce gérant, son regard sur la réalité et en face la réalité, c’est très exactement la même chose que l’égalité des chances dans notre société, ou que les chances de gagner une élection présidentielle :

Il y a ce qui est écrit sur le papier. Il y a les beaux mots et les slogans. Et il y a la réalité des faits.

Un président sympa, une love story glamour !
XO LOL

La réalité, c’est qu’Emmanuel Macron a été vendu par les médias, et continue de l’être, en dépit de toute la merde qu’il a fait, en dépit de son projet politique catastrophique. On sait qu’il a été appuyé par du beau monde avec de gros sous, du beau monde qui a gentiment allongé la monnaie histoire de s’assurer avoir quelqu’un de leur côté. Je dis ça, mais c’est une exemple. C’est pareil pour Marc Levy, Guillaume Musso ou Amélie Nothomb, Asterix ou le dernier disque des Enfoirés. Il y a des sous derrière, beaucoup beaucoup de sous. Et beaucoup de sous pour s’assurer que Levy, Musso, Nothomb, Asterix et les enfoirés (ou Macron) soient connus de tous, inévitables, et que la sortie du dernier opus soit aussi connue. Ce sont des présences sur les plateau télé, des encarts publicitaires, des affiches dans le métro parisien, des singles en boucle sur toutes les grosses radios, des couvertures de magazines. Et des arrangements avec la Fnac pour placer tant et tant de quantités à mettre bien sûr en évidence.

On pourrait croire que c’est seulement le public qui plébicite par son seul jugement impartial quel livre sera en top des ventes et quel politique sera présidentiable. Et disons que peut-être parfois pour quelques rares cas, le bouche à oreille a pu faire monter tel ou tel artiste. Soit. Mais ce qui encre une chanson dans la tête des gens, ce qui fait que les tubes de notre jeunesse sont les tubes de notre jeunesse, ce n’est pas tant de notre fait que de celui des programmateurs de radios, qui copinent certainement (à coups d’arrangements financiers) avec les labels (pas tous) qui imposent les titres qui doivent tourner en boucle toute la journée, sur toutes les radios.

Et cette cuisine des coulisses, c’est la même avec les best-sellers et les présidents ou les maires. Ici, à Saint-Quentin, nous avons pu l’observer de près : on pourrait croire, si on en croit la légende que l’on joue avec les mêmes cartes et que pour une élection municipale tout le monde part à égalité. Mais, comme le rappelle un de nos amis (JP, vieux lascar de la politique qui bien qu’il en connaisse les rouages n’a pas perdu son courage), il y a déjà un gros suffrage censitaire : partir en campagne, ça signifie des sous, des gros sous. Alors, oui, une campagne est remboursée si le candidat fait au moins 5% de suffrage. Mais toujours est-il qu’il y a là un pari à faire ; et par conséquent, pouvoir assurer ses arrières, c’est-à-dire prévoir le coup en cas d’échec : c’est-à-dire, être prêt à perdre une grosse somme pour l’amour de l’art, pour le geste politique.

En politique, il est plus facile de partir en campagne quand on a de gros sous. C’est pourquoi il n’ y pas beaucoup d’anciens caissiers de Lidl qui se présentent aux présidentielles. En politique, il est plus facile de partir en campagne quand on est copains avec des propriétaires de presse, locale ou nationale. C’est comme ça qu’a fait Macron. C’est comme ça à Saint-Quentin, avec le journal local, indépendant en théorie, mais qui ressemble à un prospectus publicitaire pour la majorité. Ce qui ne serait pas très grave si le journal était effectivement publié par la ville. Sauf que ce n’est pas le cas. Ce qui est triste et lassant, c’est de savoir que Saint-Quentin n’est qu’un reflet de ce qui se passe ailleurs. Et la maire ou Xavier Bertrand pourrons prendre position contre Macron (ils le font régulièrement), ils lui restent assez semblables, tant politiquement que dans leurs stratégies de communication.

Ce qui me rend triste et en colère, c’est que dans un pays censé être l’exemple de la démocratie, le pays de liberté/égalité/fraternité, il y ait en fait des gens avec des gros sous qui passent beaucoup de temps et dépensent beaucoup d’argent à mettre en place des stratégies de communication pour influencer et orienter les idées des gens. Beaucoup d’argent destinés à une gigantesque manipulation de masses. Beaucoup d’argent pour mieux vendre les 100 meilleures ventes et Emmanuel Macron. Tandis que certains réfléchissent à comment enrayer la faim dans le monde, à comment réduire les inégalités, à comment empêcher qu’on continue à bousiller la planète, on paye des cabinets et des agences de comm’, des services marketing, pour que les 100 meilleures ventes se vendent mieux et pour s’assurer que les gros riches aux gros sous restent bien au pouvoir pour garder les gros sous pour eux.

Tout ça se fait sans vergogne, sous nos yeux. Au nom de la démocratie et de la curiosité.

youpi, la Fnac, c’est trop des agitateurs, quoi !

Soyez curieux ! Lisez les livres que tout le monde lit !

Août 2020, l’historique librairie C*gn*t de St-Q**nt!n, après huit mois de travaux, réouvre aux couleurs de la Fnac. C’est un moment historique et madame la Maire se félicite pour l’attractivité que l’enseigne va apporter au centre ville. De libraires, mes collègues et moi sommes désormais devenus “vendeurs produits éditoriaux”.

Pendant très longtemps, la Fnac jouissait de cette aura particulière. C’était une grande chaîne, mais une chaîne culturelle. Elle avait un certain cachet, on pouvait y découvrir des choses, vraiment. Enfin, c’était une librairie. Aujourd’hui, c’est fini. Par exemple, les vendeurs PE (on dit comme ça) n’ont plus le droit d’écrire leurs coups de coeur à la main : il doivent être tapés dans un canevas Fnac spécifique qui uniformise tous les coups de coeur de tous les vendeurs. On est inclusifs, à la Fnac, pas de discrimination. L’idée, c’est que chaque Fnac soit exactement la même que chaque autre Fnac et que le client, où qu’il soit, quand il entre dans la Fnac, il entre dans la Fnac. Faut pas le brusquer le client, il aime son petit confort et retrouver exactement ce qu’il a l’habitude de retrouver.

Pourtant, un des slogans de la Fnac, c’est celui-ci :

Mais ça veut dire quoi pour toi être curieux ?

Hier, on a eu notre petite réunion avant l’ouverture des portes, celle où les managers annoncent les enjeux du moments, à la fin tout le monde applaudit (c’est bon pour l’esprit d’équipe nous a-t-on appris en formation). Notre manager (un de nos collègues libraires, promu bien malgré lui) nous explique alors que lors d’une grande réunion en visioconférence avec les gens d’au-dessus, il y a eu une question de toute première importance : Cultura vend mieux les 100 meilleures ventes nationales. Et ça, ça inquiète la Fnac, parce que ça voudrait dire qu’on fait bien moins le travail. C’est préoccupant. Les meilleures ventes doivent se vendre mieux, et elles devraient se vendre mieux à la Fnac qu’ailleurs, parce que la Fnac, c’est mieux, non ?

Mais Fnac, laisse-moi te dire que ton calcul mathématique est idiot. Parce que de la sorte tu oublies de constater que les autres livres, ceux qui sont après les 100 meilleures ventes se vendent plausiblement mieux chez toi qu’à Cultura. Et pour deux raisons simples : la première, c’est que, malgré tes efforts idiots pour lutter contre ça, tu as encore des libraires dans tes magasins. Des libraires qui lisent et conseillent. Pas de simple vendeurs. Comme tu as cessé de penser en acteur culturel pour penser en bourgeois boutiquier (expression reprise à François Bégaudeau, que tu vends dans tes rayons), tu espérerais te débarrasser à terme des libraires. Mais ils sont encore là dans tes murs. Et le libraire, il ne cherche pas à tout prix à défendre les 100 meilleures ventes. Il défend les livres qu’il a aimé et découvert. Il aide les livres de l’ombre à entrer dans la lumière.

Et puis, il y a les lecteurs. Comme tu es bête, Fnac, tu ne comprends pas que c’est bon signe que les 100 meilleures ventes se vendent moins bien chez toi qu’à Cultura. C’est le signe que tu as encore des clients curieux, comme dans ton slogan, qui viennent chercher autre chose que la grosse cavalerie dans tes rayons. Il y a encore quelques courageux pleins d’illusions qui croient que tu es encore une librairie digne de ce nom.

Mais peut-être ton projet, Fnac, est-il de devenir vraiment un supermarché ? Si c’est le cas, j’ai une solution très simple, plutôt que de perdre beaucoup d’argent en stratégie marketing pour que ton équipe de marketeux idiots payés trop cher réflechisse longuement à comment être les meilleurs en meilleures ventes : tu ne prends plus en magasin que les 100 meilleures ventes et tu ne proposes que ça. Fnac, chez nous seulement le meilleur ! Voilà, c’est réglé.

Mais alors, il faut choisir : dans ce cas-là, tu vires ce slogan mensonger de ta comm’ ! Parce que, avoue-le, la cusiosité, ça fait bien longtemps que c’est plus trop ta préoccupation, non ? Non, il me semble que désormais, ta préoccupation, c’est l’uniformisation, non pas seulement des Fnac, mais de tout. Bientôt, l’on pourra remplacer ton slogan par une autre qui dira : venez chez nous, vous trouverez la même chose qu’ailleurs, soyez rassurés.

Ce qui m’attriste, c’est que fut un temps, nous aurions pu avoir une certaine fierté d’être des libraires Fnac. Des fois, pour certains trucs, peut-être que oui, c’était mieux avant. Mais ça, c’est presque annecdotique.

Ce qui m’attriste plus, c’est que cela ressemble beaucoup à ce qui se passe dans le monde, partout. Et précisément en politique. Un détournement malhonnête des mots et de leur sens. On parle de curiosité, et l’on se met à faire des calculs savant pour pousser les ventes de 100 livres qui se vendent visiblement déjà bien. On va mettre le service marketing au boulot pour repenser l’implantation. Rendre encore plus visibles ces 100 livres déjà trop visibles. On va mettre le service comm’ au boulot pour pondre des affiches et des slogans – aussi bête que mensongers. Tout ça, ce sera beaucoup de temps, d’argent, de travail, de vies, passés à penser avec inquiétude et sérieux à des problèmes vains.

La Fnac se vantera pourtant de proposer un large choix. Elle fera d’autres affiches. Il y aura encore des slogans creux, des photos de gens beaux et aux sourires béats. Mais un livre mis en avant par pîles de 10 ou 30 ou 50, ce n’est pas la même chose qu’un livre seul, perdu au milieu d’autres livres seuls. La Fnac se souciera-t-elle avec autant d’implication de la 10 000ème meilleure vente ?

Ce qui m’attriste, c’est que c’est le signe d’une pensée réduite, une pensée de chiffres, une pensée de tableaux, de rendement. Une pensée qui croit à tort avoir raison parce qu’elle utilise des chiffres et des formules mathématiques. Une pensée étriquée, étroite et bête. Une pensée qui cherche désespérément à maîtriser l’immaitrisable. Une pensée qui inventera des formules et des slogans pour se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Ce n’est pas parce qu’on colle partout le mot démocratie que nous vivons en démocratie. La Fnac, c’est un reflet du monde. Un monde où la culture et les oeuvres (dans leur variété et leur complexité ; dans toute leur possibilité émancipatrice) sont remplacées par des supermarchés et des produits ; où les gens sont des chiffres et des matricules, un monde où il faut vendre. Un monde de plats préparés et de lectures préparées. Un monde un peu fade.

Un monde où l’on applaudit pourtant en fin de réunion.

Bravo la Fnac.

Allez, c’est tout pour aujourdhui,

des bisous,

un de tes libraires resistants.

Petit éloge de la lenteur

ou : pourquoi ne pas commander sur Amazon est un geste éthique (et le contraire un piège qu’on pose pour soi-même)safe_image

À Poudlard, l’école de magie de la saga Harry Potter, l’heure du repas est un émerveillement : de nulle part, apparaissent des plats garnis et des mets délicieux, comme par magie ! Il faut attendre l’épisode 4 de la série pour qu’Hermione, amie d’Harry, fasse une découverte renversante : les plats sont préparés au sous-sol par des elfes de maison. Le lecteur réalise avec elle que la société toute entière des sorciers (qui comprend donc les gentils de l’histoire) est une société profondément inégalitaire, et pire ! une société qui profite d’un confort opulent en exploitant une sous classe d’esclaves.

Hermione va alors batailler en créant le front de libération des elfes de maison et ainsi parvenir à transformer le monde des sorciers. Ouf ! Mais si l’histoire se termine bien dans la fiction, qu’en est-il de notre monde ?

Il y a un message fort dans la parabole proposée par J.K. Rowling : partout où l’on profite d’un confort et d’un accès facile et rapide à quoi que ce soit, de façon presque « magique », c’est qu’il se cache quelque chose derrière. Si je fais d’épatantes économies en achetant une paire de chaussures à un prix défiant toute concurrence, ou un kilo de café pour une somme dérisoire, c’est que quelque part, d’une certaine façon, quelqu’un a payé (souvent de sa personne) à ma place. Pris dans le quotidien et dans nos propres tracas, obligés de veiller à ne pas finir le mois dans le rouge, nous oublions aisément tout ce qui se cache derrière chacun des produits et services auxquels nous avons accès. C’est ainsi.

Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où tout va de plus en plus vite. Les médias, la communication, internet, les smartphones : si j’ai besoin d’une recette pour accommoder ce rôti de porc ou ces asperges, ou encore vérifier l’orthographe d’un mot compliqué, Google répondra sans attendre. Tout est quasiment instantané. Comme dans Harry Potter, nous vivons désormais dans un monde magique.

Il faudrait alors que tout fonctionne de la sorte. Si j’entends à la radio parler du nouveau best-seller en librairie, ou d’un auteur inconnu mais qu’il faut absolument découvrir, il nous paraît désormais comme aller de soi que celui-ci se matérialise sur le siège passager de la voiture que je conduis en route pour mon travail. Pourquoi pas ?

Sauf que, tout comme dans le monde d’Harry Potter, il serait peut-être bon de me demander ce qui se cache derrière : dans les coulisses du tour de passe-passe qui amène à toute vitesse le livre demandé, qui a œuvré en secret – et dans quelles conditions ? – pour répondre à mon impatient désir ?

Heureusement pas encore aussi instantané, Amazon nous propose aujourd’hui des livraisons en 24H. Difficile de battre ça. Et il est vrai qu’il y a quelque chose de jouissif et de rassurant dans l’idée de pouvoir avoir aussi rapidement chez soi le dernier album de Johnny, un vieil Amélie Nothomb qui manque à ma collection ou Le Pouvoir du moment présent d’Eckhart Tolle, parce que j’en ai soudainement très envie.

Reste la question suivante : dans toute cette affaire, qui sont les elfes de maison ?

Prenons un instant pour imaginer la logistique pour qu’un livre, un cd ou un aspirateur soit livré chez moi le lendemain de ma commande. Par quels moyens et en passant dans quelles mains mon précieux tome 89 de One Piece arrive-t-il jusque dans ma boîte aux lettres ? Qui fait les trois huit dans d’immenses entrepôts, en courant sans cesse ? Qui travaille ou conduit la nuit ? Qui n’a pas de pause et pas le droit d’aller aux toilettes ? Qui débarque à 5H du matin pour trier les colis ? Combien sont payés tous ces gens ? Avec quels contrats précaires ? Quelle dose de stress et de pression encaissent-ils chaque jour parce qu’on leur demande de faire encore et toujours plus vite pour respecter les délais ? Et, peut-être plus important : sont-ils heureux de vivre ? sont-ils épanouis dans leur travail ?

Autre question, mais qui découle de celle-ci : ai-je envie de cela pour moi-même ? Parce qu’au-delà de la question de donner ou pas de l’argent au géant américain (qui en est tout de même déjà une), il y a celle du modèle de société que cela représente. Et, corrélée, la question des exigences que ce modèle implique : parce qu’il y a de fortes chances que cela nous retombe dessus, et n’est-ce pas déjà ce qui se passe ? Cette exigence du tout, maintenant, tout de suite, n’est-elle pas en train de se glisser partout ? Si je demande à être servi en un temps qui défie presque les lois de la physique, ne va-t-on pas me demander la même chose ? Et ce rythme est-il humainement soutenable ?

Je repense souvent à Jdimytai Damour.Jdimytai

Jdimytai Damour était un employé de Wall-Mart. Grand gars de 34 ans, presque deux mètres, large d’épaules. C’est lui, à 5H du matin, le vendredi 28 novembre 2008, qui ouvre les portes d’un des magasins de Long Island. C’est le Black Friday. Une foule impatiente d’à peu près 2000 personnes désireuses de profiter au plus vite des soldes se précipite à l’intérieur. Le grand gaillard meurt en voyant passer sur lui les pieds de cette foule furibonde.

Chaque fois que je sens peser sur moi cette urgence du tout maintenant tout de suite (à des prix les plus bas possibles!), et surtout chaque fois que je sens bouillir en moi ce désir impatient d’obtenir tel ou tel objet, je repense à Jdimytai Damour. Chaque fois je me dis que ça pourrait bien être moi. Ça pourrait bien être moi sous ces deux mille paires de pieds. Et ça pourrait très bien être mes pieds qui piétinent le pauvre garçon.

Lorsque je commande sur Amazon, parce qu’il me faut le livre, parce que c’est la prof de mon gamin qui l’a demandé, là, pour mercredi, ou parce que j’ai vraiment vraiment envie de le lire, là, tout de suite, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la satisfaction de mon désir, ni seulement, à terme, la survie des commerces de proximité. Ce qui est en jeu, c’est tout un modèle de société. Précisément le modèle de la société dans laquelle nous vivons. La question que je devrais me poser, au-delà de mon désir immédiat, ou d’une pression extérieure venant d’untel ou d’untel, c’est si je désire vivre dans ce monde-là. Sachant qu’à un moment ou à un autre, ça va me revenir dans les dents comme un boomerang.

Parce que quand j’encourage par mes achats le modèle Amazon, cela a des répercussions sur ma propre vie, sans même que je m’en rende compte. Aujourd’hui, les entreprises, quelles qu’elles soient, doivent faire face ; et ce que je demande à Amazon un jour, l’on viendra me le demander un autre jour. Il y aura alors deux possibilités : finir par couler, ou batailler pour essayer de faire aussi bien que le géant américain, sans jamais y parvenir et en faisant peser sur nos épaules à tous – et à tous niveaux – des objectifs inatteignables, parce qu’il est clair que nous, petites et moyennes entreprises, n’aurons jamais les outils qui sont ceux d’Amazon. Et peut-être aussi parce que, malgré tout, nous avons encore un peu de décence.

Jdimytai Damour ou les elfes de maison, c’est très exactement la même chose : un jour nous pouvons profiter de leur sacrifice ; mais un autre jour, nous sommes les sacrifiés, et ce, qu’importe à quel maillon de la grande chaîne de la consommation nous puissions nous trouver.

Lorsque je décide de ne pas commander sur Amazon, ce n’est pas seulement à ma librairie locale (ou encore à mon disquaire voire à d’autres commerces désormais) que je rend service, mais aussi et avant tout à moi-même. Lorsque je décide de dire à mon désir impatient d’attendre un délai de livraison qui pourra prendre quatre jours, une semaine, ou plus, c’est tout un modèle de société que je promeus. Un modèle qui prend en considération chaque maillon de la chaîne de la distribution, qui prend en compte les limites des capacités humaines, qui prend en compte le bien être des individus qui font parvenir jusqu’à moi les objets de mon désir, un modèle qui revient à un temps normal, un temps sain.

L’on pourra dire que c’est trop tard, invoquer la marche du monde, la loi du marché et l’exigence de la concurrence. L’on pourra dire que nous ne sommes pas de taille à lutter contre. C’est ce que Ivan Illitch appelle le « monopole radical » : autrement dit, « lorsqu’un moyen technique est trop efficace, il monopolise les usages et empêche les accès au moyens plus lents. » Ce qu’internet et Amazon sont en train de faire avec l’immédiateté, redéfinissant jusqu’à nos rapports humains.

Or, je crois, que chacun à notre échelle, de là où nous sommes, nous pouvons faire pencher la balance – un peu comme le colibri de la fable citée en exemple par Pierre Rabhi, celui qui, transportant dans son bec une goutte d’eau, « fait sa part » pour éteindre le feu qui menace la forêt.

Si nous ne voulons pas un jour être à notre tour Jdimytai Damour, nous avons pouvoir et devoir d’agir pour que le modèle que représente Amazon ne gagne pas.

Les gilets jaunes, la violence et le diviseur

Ces  temps-ci, je lis en parallèle deux essais : Anarchie et christianisme de Jacques Ellul (1988) et Sorcières ! le sombre grimoire du féminin de Julie Proust Tanguy (2015). Les deux ouvrages soulignent à un moment quelque chose de peu su : le diable, Satan, en tant que figure, que personnage et imagerie, est en fait une invention tardive du Moyen-Âge. Une figure qui emprunte d’ailleurs esthétiquement à l’antiquité (le côté bouc de Dionysos).

division-sign

le mur qui nous sépare

Or, si l’on remonte à la Bible, au texte hébreux, l’on découvre l’étymologie du terme : le diable, le satan, n’y est pas tant personnifié. Et de fait, le terme hébreux signifie texto : “le diviseur”. Le satan n’est alors pas tant quelqu’un, un vil personnage tentateur, vil et plein d’entourloupe ; plutôt est-il tout ce qui divise. Et précisément, ce qui divise les hommes, soit en eux-mêmes, soit, et c’est ce qui m’importe ici, ce qui les divise entre eux.

Hier, en voiture, nous écoutons (choses que j’avoue faire rarement) les informations sur France Info. Bien évidemment, il y est question des gilets jaunes. Et je suis resté sidéré – et quelque peu révolté – sur la façon dont le sujet est abordé. Précisément, désormais, dans les médias, lorsque l’on évoque le mouvement, celui-ci n’est plus abordé que sous l’angle de la violence. Il n’est plus question que de (j’ai pris des notes) : “victimes” et de “dégats” ; de “garde à vue” ; de “blessés”, de “morts” ; des “casseurs” ; de “carcasses de voitures calcinés”. Après la description sordide du constat des résultats de ces manifestations, l’on fait un saut au gouvernement, où notre président, réuni avec quelques hauts placés, réfléchit à comment endiguer cette vague de violence. “Comment sortir de la crise ? Question vaine pour l’instant ” ! nous annonce le journaliste.

A aucun moment on ne parle ni des revendications du mouvement, ni ne sont évoquées les réponses que le gouvernement pourrait donner à celles-ci. Le fond du problème est tout bonnement écarté, au profit du spectacle de la violence. Et je trouve cela tout autant – si ce n’est plus – violent ! Chaque fois que l’on parle de violence, en figeant un mouvement de revendications dans une image faussée, on oublie de se questionner sur les raisons de cette violence. Personne n’est violent arbitrairement, juste par jeu. La violence découle toujours d’une colère qui ne trouve plus d’autre moyen de s’exprimer.

Et tant que l’on se concentre sur les résultats (violence + dégats), l’on occulte les raisons. C’est-à-dire : un terrible sentiment d’injustice, de perte de pouvoir (et pas seulement de pouvoir d’achat), le sentiment de ne pas être écouté et considéré.  Limiter médiatiquement le mouvement des gilets jaunes à une vague de violence est une terrible façon de ne pas écouter ce qui est exprimé. Et le résultat ne saurait être autre : plus de violence. (C’est d’ailleurs très exactement la même chose qui se passe depuis toujours avec la représentation des émeutes dans le banlieues.)

C’est là que j’en reviens au “diviseur”. Parce que c’est très exactement ce qui se passe ici. On peut ne pas être tout à fait d’accord avec les revendications ou avec la forme qu’elles prennent. On peut être écolo et se soucier de l’environnement – doit-on pour autant penser qu’un gilet jaune s’en fiche ? On peut se tracasser, comme on le fait à mon travail, sur savoir si les barrages nous permettront ou non de venir travailler et s’ils auront un impact sur la clientèle.

Pourtant, tant que nous nous positionnons en camps (“t’es avec nous ? ou t’es contre nous ?”), que l’on se questionne sur la couleur de nos gilets, sur le seul impact sur notre petit quotidien, tant que nous ne voyons que les événements et pas ce qui se trame derrière, ce tant à des niveaux politiques, sociaux ou économiques qu’au niveau de l’expérience de chaque humain qui prend part au mouvement ou qui n’y prend pas part, nous avons perdu.

Ne laissons pas les médias, une quelconque instance politique, ou nos propres peurs, faire le travail du diviseur. Dans les temps qui viennent (#detoutefaçonl’effondrementestinévitable), c’est ensemble qu’il va falloir travailler. Et sincèrement, vu ce qui nous attend tous, laisser le diviseur gagner, c’est la pire erreur qu’on puisse faire.

Jdimytai Damour, 28 novembre 2008

« Love, death, night flight / Best friend crucified / Weighing down / It’s weighing down / On me, yeah / Won’t someone come / Won’t someone come for me »   Majical Cloudz, Childhood’s End

Jdimytai

C’était en 2008, fin novembre. Inés et moi étions ensemble depuis peu. Nous nous étions rejoints dans cette façon de considérer le monde : un peu incrédules, un peu apeurés, nous défendant avec une ironie mordante. Deux tempéraments à se laisser aller à de grands élans d’espoir. Puis savoir tout perdu d’avance. Puis ravoir espoir. Tout était neuf et beau, alors, pour nous. Un instant, nous pensions que nos petites personnes frêles sauraient, rien que par ténacité et passion, tenir face au monde, et même lui infliger une marque de notre passage.

C’était des beaux jours, froids et gris, mais avec des lumières. Des repas avec des amis, des petites sorties sans prétention, ça faisait chaud au ventre et c’était bien.

Et puis il y a eu ce jour.

C’était les soldes en Amérique du nord. Je précise du nord, parce qu’Inés vient d’Uruguay, et que pour elle, les USA et la Sudamerica, ce n’est pas du tout la même chose. Et je le dis parce que tous les sud-américains que j’ai rencontrés avaient tous cet humour très particulier. Cet humour de ceux qui viennent d’un pays où la vraie pauvreté existe, et qui regardent d’un poste décalé le monde où ils ont atterris. Et font de même, rentrés chez eux, parce qu’ils connaissent intimement, désormais, l’absurdité de tout.

Voilà, c’est les soldes aux USA, le 28 novembre, précisément, ce qu’ils appellent là-bas le black Friday. Avec Inés, on suit parfois les nouvelles sur le web. On regarde des clips des 80’S, on danse. On se moque des éditoriaux de François-Régis Huttin dans Ouest-France. C’est comme ça qu’on a entendu parler de toi pour la première fois, un ou deux jour après.

Ce matin, tu as dû te lever comme tous les autres matins. Tu as avalé un café, hop, sauté dans tes chaussures, les yeux brumeux, mis une veste chaude. Tu as descendus les étages de ton immeuble vétuste d’un quartier pourri. Tu as pris le métro. Tu as marché jusqu’au Wall-Mart. Le soleil certainement jetait ses premiers rayons sur la ville. Tu soufflais de petits nuages blancs en traversant le parking, pour rejoindre l’entrée de service. Tu as retrouvé tes collègues dans les vestiaires. Tu as mis ton uniforme bleu. Vous avez bu ensemble un autre café, debout à côté de la machine. Vous avez échangé quelques mots et plaintes banales. Peut-être t’a-t-on demandé ton avis sur l’adaptation du premier Twilight, Harvey Milk ou Le Transporteur 3 puisqu’il paraît que tu étais calé niveau films. Vous avez regardé l’heure. Avalé la dernière gorgée. Quand faut y aller faut y aller. Les gobelets sont tombés dans la poubelle.

Et maintenant, je te vois. Grand bonhomme black, massif, avec ton visage rond et avenant. Tu marches, un peu à reculons, et tu inspires, expires, pour te donner du courage.

Tu sors de la poche de ta veste, là contre ton cœur, le trousseau de clefs que t’as remis le patron, à peine trois jours après le début de ta mission intérim. T’es quelqu’un qui dégage ce truc qui fait qu’on a vite confiance en toi. Tu t’approches de l’entrée, tu fiches la clef dans la serrure du verrou mécanique, le rideau de fer se lève. Doucement, avec son vieux râle agaçant, auquel tu fais mine de ne plus prêter attention.

C’est d’abord leurs pieds, en chaussures de sport.

Puis on voit leurs jambes, dans des joggings et des jeans, déjà tendues, prêtes au départ.

Le rideau monte. Dépassent leurs ceintures.

Leurs bustes avancés, et leurs bras le long du corps.

Leurs visages impatients.

Tu évites de croiser leurs regards.

Tu reprends le trousseau de clefs. Serrure, clic, clac.

La porte est ouverte.

Et soudain, tu ne comprends plus rien. Ça ne dure qu’un instant. Un coup d’épaule, un autre, un flot braillard, ils sont cent ou mille, et ils se précipitent. Tu tentes de résister. Tu veux dire quelque chose, faire un signe. Rien ne sort, ou c’est simplement que personne ne te prête attention.

Tu bascules.

Un mètre quatre-vingt-dix-huit, cent-vingt-deux kilos, mais tu bascules malgré tout.

Et aussitôt, ce sont des dizaines et des dizaines de pieds qui te passent dessus. Des pieds lourds des corps qu’ils portent. Bam, dans une côte, Paf, t’écrase la tronche, Crac, saccage ton tibia. Tu perçois, quelque part, entre les bustes et les têtes furieuses, un néon au plafond. Sa lumière blafarde flanche. Un autre coup. Un autre. Un autre. Le néon.

Et c’est tout. Peut-être tu aurais pu vouloir t’accrocher à un souvenir beau de ta vie. Peut-être te rappeler du ragout de maman, d’un moment silencieux sur le balcon de ton immeuble avec papa, à fumer des cigarettes, d’une fille dans tes bras qui te dit qu’elle t’aime, même si elle t’a quitté ensuite. Mais rien de tout ça n’es venu à ton esprit. Rien.

Avec Inés, on a lu consternés le récit sur un article internet. On était transis d’effroi. On a dû faire du thé. On a raconté ça à tout le monde, dans la petite cuisine de la colloc’. C’était il y a cinq ans. Maintenant, Inés est repartie en Uruguay. Tout est loin. Rangé dans des cartons qui attendent dans l’entrepôt de Geoffrey. Et dans le disque dur. Mais chaque année, à coup sûr, vers Noël, je pense à toi, Jdimytai.

Et je pensais encore à toi, chaque fois que je prenais la ligne 13 bondée à l’heure de pointe. L’heure où y a plus de place et que ces tarés poussent et poussent pour continuer d’entrer. J’ai pensé à toi, ce jour de novembre, peut-être deux semaines après le départ d’Inés, quand j’ai hurlé : « plus personne ne monte, c’est fini ! », en empêchant les gens de passer. Ils m’ont pris, c’est sûr, pour un dément. J’ai pensé à toi, hier, quand j’allais dans Paris, pour imprimer des CV. Des CV pour postuler à des boulots pourris et envoyer à des boîtes d’intérim. Il faut bien manger. Triste et lourd et le regard dans le vague, à une station, peut-être St-Lazare, y a ce type qui m’a bousculé pour sortir, en ruminant que j’étais dans le chemin, d’un coup sec dans l’épaule. J’ai pensé à toi quand il y a eu la fermeture du Virgin des champs Elysées. Et toutes ces photos et vidéos qui circulaient, où l’on voyait les gens se ruer dans les rayons dévastés. Ce sont ces gens qui t’ont piétiné ce jour. Ces gens qui ont continué leur shopping, malgré ton grand corps inerte, parce que, tu comprends, ils attendaient depuis le petit matin. Ces gens qui te piétinent toujours.

Et ces gens, ça pourrait être nous.

///

Moi, je t’écris et je ne sais pas pourquoi. Des morts, j’en ai pourtant connues. Il y a eu mamie Zaza, et papy Roger, et Robert, le papa d’Aurore, le grand amour de maman. Et je confonds parfois mes souvenirs de leurs trois cérémonies. Où je n’ai pas pleuré. Ou le père que je n’ai jamais connu. Maman qui m’annonce son décès et moi qui ris. Je repense à elle avec un sentiment confus, elle qui tous les 8 novembre porte du noir en souvenir de l’ami disparu. Avec tout ce que je pourrais dire, n’a-t-elle pas raison, au fond ? Ni elle ni moi ne voulons finir piégé dans une vie étriquée, avec un boulot merdique où des cons te piétinent chaque jour.

Alors j’y vais, j’affronte les flots dans Paris. Je tente la nage à contre-courant. Je fais au mieux, je me protège avec mes écouteurs à 10€. Je danse un peu pour pas sombrer. Je tiens bon, même nœud au ventre et boule dans la gorge. Parce qu’il faut bien.

Mais chaque fois, dans la foule furibonde, la foule triste et pressée, lasse et coléreuse, chaque fois, je pense à toi, Jdimytai. Je pense à toi, et je me tiens prêt.

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(post-scriptum: J’ai écrit ce texte quelque part en 2013. L’événement date de 2008. Nous sommes aujourd’hui en 2017 et la librairie/papeterie où je travaille désormais a elle aussi succombé à la tendance qu’on a vu dans les boutiques de fringues un peu partout le vendredi 24 novembre. Nous avons eu notre Black Friday, nous aussi. Quand j’ai vu les panonceaux dans la librairie, j’ai immédiatement pensé à Jdimytai. Chaque fois, je sens nos propres pieds nous piétinner nous-mêmes. D’une certaine façon, nous sommes tous Jdimytai, et nous sommes tous ceux qui l’ont tué.)

Contacts : à la rencontre de l’autre

Annonce : je me sais fichtrement bavard. Aussi, je te propose aujourd’hui deux versions pour défendre le même livre. Si tu es pressé, tu peux te contenter de mon coup de cœur de libraire :

couverture-47689-chambers-becky-l-espace-d-un-an“Le Voyageur traverse l’espace pour y creuser des tunnels. À son bord, un équipage bigarré, dont les différences culturelles compliquent les rapports – et qui part bientôt s’aventurer dans des zones à risque…

Sous ses atours de gros roman de science-fiction, voici un des plus beaux livres de 2016. On retrouve certes les ingrédients du genre : futur, espace, vaisseaux spatiaux, races extra-terrestres, conflits et guerre… mais l’approche y est intimiste et sensible. Le tout porte un message universel et bienveillant sur la question du « vivre ensemble », et sans jamais tomber dans la mièvrerie ou la naïveté.

Inventif de bout en bout, drôle et tendre. Un livre qui rend heureux et confiant en l’humanité. À lire, même (et surtout) si vous pensez que la science-fiction ce n’est pas pour vous… Une de mes lectures les plus enthousiasmantes de ces derniers temps !”

Si tu as plus de temps, tu peux lire la version longue, ci-dessous :

À l’époque où j’ai mis le nez dans la science-fiction, je croyais encore qu’il y était question de vaisseau spatiaux, de lasers, de héros en combinaisons et nanas court vêtues, et surtout de guerres de l’espace, puis d’une sorte d’ode à la technologie et de vague prospective des avancées de la science*. Et que la fantasy était histoire de magie, de dragons et d’elfes, de héros en armures et nanas court vêtues, avec aussi des guerres et des batailles dans une vallée.

À peu près 13 ans plus tard, je suis fort heureusement revenu de cette double impression. En y réfléchissant bien, je dirais alors qu’au-delà des questions de science versus magie, vaisseaux versus dragons, l’on pourrait plutôt les départager sur leur contenus implicites et symboliques. Il s’agirait pour la fantasy de quêtes initiatiques : plus tournées vers l’individu et sa réalisation en tant que tel – un genre qui découlerait des contes. Quant à la SF, elle lorgnerait plus vers la confrontation à l’altérité : un genre alors plus porté sur les questions sociales, donc positionnant l’individu dans sa relation aux autres individus – un genre qui découlerait plus des fables politiques telle la bonne vieille Utopie de Thomas More.

Ce sont là bien entendu deux définitions très réductrices, mais elles expliqueraient qu’on ait souvent dit de Star Wars qu’il s’agissait en vérité de fantasy déguisée : quête initiatique de Luke dans la trilogie originale, quête d’Anakin dans la prélogie – assortie, certes, de questions politiques qui ramènent la prélogie du côté de la SF de façon plus prégnante. On retrouvera la même tension avec les derniers films de la licence : l’épisode 7 lorgnant plus vers la quête initiatique, Rogue One vers les questions politiques. Évidemment, la quête initiatique n’exclue pas les questions politiques et sociales et inversement. Je souligne simplement ce qui me semble avoir le plus d’importance dans l’un et l’autre de ces genres. C’est peut-être – consciemment ou inconsciemment – ce qui amène les auteurs à en préférer l’un plutôt que l’autre.

Et en 2016, on a été servis par deux œuvres qui n’ont peut-être pas fait autant de bruit qu’elles l’auraient mérité. Je voudrais surtout te parler d’un livre aujourd’hui, mais nous allons l’introduire avec le film qui m’a la plus ému cette année. La Guerre des Mondes, Alien ou Independance Day, voire Mars Attacks, Starship Troopers et même les nouveaux films Star Trek nous ont habitué à des rencontres extra-terrestres conflictuelles et guerrières : comme si les aliens ne pouvaient avoir comme objectif à long ou court terme que nous envahir, nous dominer et détruire nos beaux monuments nationaux – surtout ceux américains, n’est-ce pas ? Comme si la différence menait à l’incompréhension et que l’autre (l’étranger) cherchait systématiquement à nous envahir malicieusement. Dans pas mal d’autres récits, dont l’Avatar de James Cameron est un beau représentant, si c’est l’homme blanc qui débarque chez les aliens, il sera toujours le sauveur, l’élu, celui qui amène la paix là où il y avait conflits (ce vieux réflexe colonialiste indécrottable)**.

387734Dans Premier Contact réalisé par Denis Villeneuve, d’après la déjà très belle nouvelle de Ted Chiang (« L’histoire de ta vie », dans le recueil La Tour de Babylone), douze immenses vaisseaux extra-terrestres débarquent sur Terre. Aux USA, l’armée vient chercher Louise, une linguiste pour rejoindre la base américaine où elle va devoir travailler à décoder le langage des aliens, vite rebaptisés « heptapodes », pour savoir ce qu’ils veulent. Et c’est à peu près ça que raconte le film.

À la différence des gros blockbusters à explosions, la réalisation de Denis Villeneuve est portée par un rythme lent, une musique expérimentale et des scènes intimistes. Surtout, j’ai été ému par le message du film : alors que tous les militaires et les différents pays où se trouvent les douze vaisseaux sont tous prêts à brandir les armes contre les heptapodes et voire, pourquoi pas, contre les autres êtres humains avec lesquels ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, Louise persiste à garder le contact avec ces êtres si différents. Elle cherche à comprendre leur mode de pensée en même temps que leur langage et leur écriture, et plus que tout, elle aura du début à la fin confiance en eux, au lieu de laisser la peur parler.

Ici, ce sont les étrangers qui nous offrent une « arme » (ou, un « outil ») qui permet de rétablir la communication, non pas seulement avec eux, les aliens venus d’ailleurs, mais tout d’abord entre êtres humains. Je n’en dirai pas plus pour ne pas en dévoiler trop, arrange-toi pour voir ce film ! En tout cas, quand je suis sorti de la salle, tout tremblotant d’émotion, ce que je me suis dit c’est : voilà la science-fiction que j’aime ! Celle qui fait primer son message sur le grand spectacle, celle qui s’approche des gens, qui nous parle de nous, avec nos travers, et qui nous confronte à cet « autre » de façon intelligente. Celle qui nous parle de nous, mais sans nous enfermer dans notre nous et notre petit nombril. Celle qui nous confronte à l’altérité dans tout ce que ce terme peut recouvrir ! Qui, en somme, nous parle de nous en nous sortant de nous.

J’espère que l’on excusera ce qui aura pu sembler une longue introduction pour amener au vrai sujet de ce billet : le très beau roman de Becky Chambers, L’Espace d’un an (The Long way to a small, angry planet en v.o.) paru chez L’Atalante en Août***.

1430789787569474338Dans cet étonnant roman dont la couverture française pourrait faire croire à un space opera guerrier de plus, on suit l’équipage du Voyageur à travers l’espace. Le vaisseau est un tunnelier : leur mission, creuser des trous de vers dans l’espace, c’est-à-dire des tunnels spatiaux-temporels permettant de rejoindre un point et un autre, en très peu de temps malgré leur distance infinie.

À la différence d’un space opera traditionnel, l’on ne trouvera aucune scène de guerre épique : le récit se concentre sur les relations entre les neufs membres de l’équipage du Voyageur.

Rosemary, Sissix, Kizzy, Jenks, Lovey, Corbin, Ashby, Ohan, le docteur Miam, sont de plusieurs espèces intel (dont une I.A.), venues de plusieurs planètes et ayant grandi dans des cercles sociaux très différents, donc chacun avec sa propre culture, ses propres codes et mœurs. Même les humains ne semblent pas venir des mêmes mondes. Nous sommes introduit à ce petit microcosme par le biais de Rosemary, fraîchement embarquée en tant que greffière de l’équipage.

À peu près au même moment, l’Union Galactique s’apprête à un accord de paix avec les Torémis Ka, c’est-à-dire une partie d’une des espèces les plus bellicistes qui soient (les Torémis de différentes tribus se faisant déjà la guerre entre eux). Derrière cet accord, il y a évidemment des échanges commerciaux en vue. Et à cette fin, l’on décide de faire creuser un trou de vers jusqu’à Hedra Ka, la planète des dits Torémis Ka. C’est le Voyageur qui est recruté pour ce travail précis. Un travail qui durera une année. Une longue année à traverser l’espace.

En dire plus sur l’intrigue serait presque inutile. Mais, ainsi que je l’avais esquissé plus haut, je soulignerai que Becky Chambers réussi le prodige de réunir tous les ingrédients de la grosse science-fiction guerrière, pour détourner subtilement chaque code et proposer, à chaque fois une tournure aux événements qui privilégie toujours la communication – exactement comme dans Premier Contact, du moins pour ce qui est du fond. Alors que dans notre quotidien, les questions d’identité, d’identités nationales, de vivre ensemble sont prégnantes et omniprésentes, toujours avec une sorte de petit malaise, le roman de Becky Chambers y répond avec beaucoup d’amour.

Tout nous y questionne sur nos préjugés, nos évidences, nos mœurs et les règles que nous avons intégrées comme allant d’elles-mêmes : relations amoureuses, rapports aux enfants, nourriture, nudité, technologie, âme, transhumanisme…

Le roman entier est une vibrante parabole sur comment faire cohabiter des gens qui, a priori, ne devraient ni se comprendre ni s’entendre. Tout y met en scène la rencontre de l’altérité, la confrontation des différences et leur appréhension. Tout comme dans Premier Contact, plutôt que d’opter pour les armes, c’est toujours le dialogue qui l’emporte ; et qui l’emporte même face aux armes dans une très belle scène de tension, lorsque le Voyageur est abordé par des pirates de l’espace.

Serait-il exagéré de dire que le métier même de nos héros, celui de tunnelier, qui consiste à relier des points de l’espace qui ne devraient pas être reliés, est encore une métaphore du message que nous délivre Becky Chambers?

On attend souvent d’un bon roman qu’il nous transporte, qu’il nous emmène ailleurs. Et à ce jeu, L’Espace d’un an réussit parfaitement : la science-fiction inventive et intelligente de l’auteure nous emmène vraiment autre part. Mais je crois que ce qui fait les grandes œuvres, ce n’est pas seulement qu’elles nous sortent de la réalité, mais bien le sentiment qu’elles nous laissent quant à cette réalité ; et les très grandes œuvres sont celles qui me rappellent à quel point j’aime la vie, celles qui me donnent envie d’aller voir mes amis, leur dire que je les aime, d’aller voir mon collègue chiant au boulot et lui dire : « OK, ça suffit, on peut faire mieux, on est des humains, vas-y, on essaie de faire mieux que ça ! », celles qui me donnent envie de croire qu’il est possible de réparer toute la merde, tous les trucs qui coincent et qui cafouillent, celles qui me font me sentir vivant et puissant, qui font que si même beaucoup de choses me dépassent là-dehors, je sais que quelque chose est quand-même possible. Ce sont les œuvres qui m’emplissent d’amour pour la vie et ceux qui m’entourent.

Becky, tu ne me liras certainement pas, mais c’est pas grave, je veux malgré tout te dire merci pour ce très beau roman, c’est un cadeau important que tu as fais aux autres êtres humains qui sont là tout autour de toi. Oui, toi qui me lis, sache-le, voici un livre rare et précieux.

PS : un second tome arrive très bientôt, et pour ne pas sucomber à la facilité, Becky a décidé de mettre en scène d’un personnage secondaire qui apparait à la toute fin de son récit ! Personnellement, je suis assez impatient.

– – – – – – – – – – – –

* Si tu veux quand-même lire cette science-fiction là, tu peux te pencher sur les premiers tomes du Capitaine Futur d’Edmond Hamilton (1940 ! enfin traduit) au Bélial. Désuet et savoureux.

** Je te renvoie aussi à Sliders où nos héros voyageant dans d’autres dimensions sauvent une Amérique alternative avec la constitution de la seule vraie Amérique, la nôtre.

*** Et à côté duquel j’aurais pu passer si, encore une fois, il n’y avait eu ma chère amie Eva. Une fois de plus, encore et toujours, petite sœur, MERCI.

Parent, je veux te dire, un jour, tu vas mourir

« But if this ever-changing world in which we’re living /

Makes you give in and cry / Say live and let die » Paul et Linda

Parent, je te reçois souvent à la librairie, et tu me demandes un livre pour ton enfant. Pas toujours, mais souvent, à répétition, tu me dis : 1/ « Je veux qu’il y ait une belle morale » ; 2/ « Je veux qu’il apprenne quelque chose » ; 3/ « Que ce soit bien écrit / bien dessiné » ; 4/ « C’est quoi qui marche en ce moment avec les (sexe+âge) ? » ; et surtout 5/ « Que ça ne soit pas triste ». C’est-à-dire : pas de morts, pas de parents morts, pas de parents qui se séparent, pas de problèmes. Un truc qui répondent aux points 1 à 4, mais pour le distraire, l’enfant. Vous comprenez, il y a déjà assez de problèmes dans la vie, hein.

Voilà, tu me demandes ça, et moi en tant que professionnel du livre, je dois te trouver ce qu’il faut pour ça. Hier, un grand-père est venu me rapporter Percy Jackson parce que ça parle de mort et que la maman ne veux pas de ça pour son fils. Son fils qui a lu tout Harry Potter. Je revois cette autre maman, complètement paniquée quand elle a su que le héros / l’héroïne du livre que je lui tendais était orphelin(e). « Ah non, quand-même, c’est encore un enfant. »

Parent, aujourd’hui, je veux te dire ça, je veux t’expliquer quelque chose de très important :

un jour, tu vas mourir. Un jour, ton enfant partira de la maison. Un jour, il n’aura plus besoin de toi. Un jour, et c’est très bientôt, il va affronter des épreuves et des épisodes complètement merdiques, douloureux et nuls. Là, sache-le, c’est pour demain dans la cour de l’école, à la maternelle, au collège ou lors de son premier CDD. Ça vient très vite, et ça prévient pas. Ton enfant, il va en baver. Comme tout le monde.

Dans la difficile tache que tu t’es choisie – en le mettant au monde – qui est celle de le préparer à affronter tous les trucs nuls (mais je souligne la relativité de cette nullité et l’on va en reparler là, juste après), et qu’il va affronter, tu ne le sais peut-être pas, mais tu as de valeureux alliés : les livres. Les livres et toutes les histoires. C’est une chance que tu estimes peut-être mal.

Ce que tu ne vois pas très bien, parce que ce n’est pas très évident comme ça au premier abord, c’est que les livres font plein de choses qui dépassent grandement les points 1 à 3 (et pour lesquelles on se fiche du point 4) : au delà de la morale, de l’éducation et du savoir, de l’écriture, du bon goût, du succès public, les livres travaillent en profondeur sur le point 5.

Parlons du sujet qui fâche le plus, celui qui nous fait tous flipper : la mort. Faisons un compte des héros orphelins d’au moins un parent : Superman, Harry Potter, Batman, Les Orphelins Baudelaire, Ewilan, Ellana, James (dans Cherub), Capitaine Futur, Mathilda, Bastien Balthazar Bux, Nemo, Bambi, Candy, Petit Pied, Katniss Everdeen, Blanche Neige, Heidi, Jane Eyre, Sangoku, Buffy, Spiderman, Card Captor Sakura, Leo, Simba ou encore Babar… OK, on s’arrête là. C’est une constante. T’es-tu déjà demandé, parent, pourquoi cela revenait si souvent ? Je veux dire, à par pour le côté pathos, au-delà du drame. Eh bien, cela a une fonction catartique : à travers la mort ou l’absence des parents du héros ou de l’héroïne, le lecteur enfant (ou plus grand, ça marche toujours) vit par procuration la future et très envisageable disparition de ses propres parents. Mais il le fait, en sécurité.

C’est un peu comme un vaccin : on t’injecte de façon bénigne une petite dose de sentiment de perte d’autrui, une petite dose de deuil sans danger.

Comme il est assez inévitable que tôt ou tard ton enfant doivent affronter la mort en vrai, c’est peut-être une bonne chose qu’il puisse s’y préparer de la sorte, non ?

Parent, je vais te dire une chose que tu ne peut-être pas aimer. Un jour tu vas mourir. Et plutôt deux fois qu’une. Un jour, tu vas mourir symboliquement, c’est-à-dire que ton enfant va grandir. Un jour il partira. Un jour il affrontera des épreuves dans la vie et tu ne seras pas là pour l’aider, le supporter ou le protéger. Un jour, il ne sera plus d’accord avec toi. Il prendra sa propre voie, construira sa propre maison. Et détrompe-toi, ça arrive vite. Et puis un jour, que ça te plaise ou non, et parfois ça prévient pas, tu vas y passer. Pour de bon. Inévitable.

La question que tu dois te poser aujourd’hui, c’est celle-ci : que veux-tu pour ton enfant le jour où ça arrivera ? Qu’il soit prêt, fort, avec déjà une idée de ce qui l’attend au tournant ? Ou qu’il se prenne ça dans la gueule soudainement ?

Je vais te dire autre chose, tu ne vas pas aimer non plus, mais je dois te le dire : chaque fois que tu veux protéger ton enfant des douleurs de ce monde, que tu veux l’entourer d’une bulle dorée, douce, rassurante, sucrée, de bonheur joyeux et insouciant, avec des histoires sans heurts, sans violence, sans mort, chaque fois, tu ne le fais pas pour lui mais pour toi. Cette peur de la mort : c’est la tienne. C’est toi qui a peur de mourir. Peur que ton enfant alors te survive, continue à trouver seul, c’est-à-dire sans toi, du sens à la vie. Alors, tu te demandes, tout au fond de toi, si lui peut vivre sans toi, alors quel est ton sens ? Chaque fois que tu veux protéger ton enfant, c’est un acte égoïste. C’est toi que tu protèges.

Et c’est une erreur. Une mauvaise interprétation des faits : détrompe-toi, le jour où ton enfant peut se passer de toi, le jour où il peut te survivre, symboliquement, puis concrètement, c’est que tu as fait ton travail de parent. Et le sens, il est là.

Parent, je ne veux pas te juger, je sais que ce n’est pas facile ce boulot là. Mais tu l’as choisi, alors fais-le bien. Et comprends bien que les livres sont là pour toi. Pas pour foutre la merde. Pour t’aider et accompagner, pas après pas, ton enfant. Pour l’aider à grandir et à affronter les épreuves inévitables.

Maintenant, je veux ajouter ceci : l’on pourrait croire à m’entendre insister sur les douleurs et les épreuves que je crois que la vie n’est que ça, que je suis un garçon désillusionné et qui a renoncé à tout espoir. N’en crois rien. J’aime la vie. Je me réjouis chaque matin (enfin presque) de me réveiller pour le jour nouveau, je m’assois parfois au soleil, fermant les yeux, profitant de ce simple plaisir. J’admire le paysage par la vitre du train. Je profite des discussions banales ou profondes. Je me laisse glisser dans la chaleur douce des soirées entre amis. Je prends le temps de cuisiner de bonnes choses. J’explore la nature et les rues de ma ville. Je fais parfois l’amour – si j’ai une amoureuse. Je danse beaucoup.

Or, j’ai compris une chose un jour, il m’a fallut l’expérimenter en larmes de nombreuses fois : on n’évite pas la mort. Ni la mort physique de ceux qui nous entourent, ni la nôtre qui viendra bien un jour, ni toutes les autres morts : c’est-à-dire les fins. La fin de l’hiver. La fin de l’été. La fin de l’année scolaire. La fin des vacances. La fin du jour. La fin de cette pizza chèvre-miel tellement bonne ou du paquet de chips. La fin du livre. La fin de l’histoire d’amour. La vie n’est faite que de ça. Enfin, oui, bien sûr, avant ça, il y a les débuts et il y a tous ces moments géniaux à vivre :

Les moments sur la plage et dans l’eau, les barbecues. Les bonhommes de neige, la luge, les soirées au chaud sous une couette avec un vin chaud. Les quatre cent coup avec les copains, l’heure de technologie avec ce prof trop cool, ou les sourires de ta prof de français quand elle te tend ta rédaction. Les longues journées chez papy et mamie entre télé, jardin et piscine. Le lever du soleil, la journée de travail bien fait qui fait se sentir serein au crépuscule. Le croquant de la pâte et le mélange parfait, doux et fort, du chèvre et du miel. Les aventures folles de Frodo et ses copains. Les moments tendres, passionnés et ceux où l’on s’emporte à deux, passionnants, les câlins, les petites disputes bêtes, les réconciliation, le cinéma et les balades le soir quand il fait encore doux.

Le fait est que tout passe. Absolument tout. Un jour c’est là, un jour c’est plus là. Point.

Et tu as deux choix : suivre le mouvement de la vie et ces cycles, selon le principe « vie / mort / vie » (énoncé par Clarissa Pinkola Estés), alias dans la chanson « le cycle éternel, c’est l’histoire de la vie ». Ou ne pas le faire. Mais ne pas le faire, c’est aller contre la vie elle-même.

Oui, je te le redis pour que ce soit bien clair : refuser la mort, c’est refuser la vie.

Précisons : refuser la mort, c’est refuser le mouvement, refuser le mouvement, c’est refuser la vie.

Si tu cherches à protéger ton enfant de la mort, des fins, et de toutes les autres difficultés et obstacles (qui sont une autre forme de « fin »), c’est comme si tu lui refusais de vivre. Et ça, ça n’est pas cool.

Parent, je sais que tu veux bien faire. Mais ne comptent que nos actes. Aussi, agis avec amour, et agir avec amour pour son enfant, c’est agir en faveur de la vie. Donc, oui, en faveur de la mort, aussi. Peut-être as-tu peur de mourir. Peut-être as-tu peur de l’éventualité de voir ton enfant mourir. Tout peut arriver. Mais tant que nous sommes vivant, vivons. Et pour vivre, il faut être en mouvement, en mouvement avec le vie. Ne mets pas ton enfant dans une cage dorée, car celle-ci est pire que la mort, elle est la non-vie. Parent, n’écoute pas ta peur. Écoute l’amour. L’amour n’a pas peur. L’amour est dans l’instant, dans la vie, et aimer et apprécier l’instant c’est le faire quand il est là, conscient qu’il finira par finir. Chercher à empêcher sa fin mène à la décrépitude.

Alors laisse les livres apprendre ça à ton enfant. Laisse-lui les histoires qui font peur, laisse-lui les orphelins, les méchants, les dangers, les douleurs, les guerres, les combats. Laisse lui apprendre avec les histoires, en sécurité, se confronter à ces émotions, les enregistrer, les comprendre. Les histoires sont tes alliées pour faire bien ton job. Elles sont là pour lui faire intégrer cette notion capitale : que tout finit. Elles sont là pour que le jour où cela arrivera (et ça arrivera de très nombreuses fois, toi et moi, on en sait quelque chose), il tienne debout face à la douleur, et soit prêt à passer de l’instant qui finit à l’instant qui commence. Apprends à ton enfant à accepter la mort, à accepter ta mort et un jour la sienne, pour qu’il puisse vivre, vraiment.

Merci, parent de ton attention. Je t’embrasse bien fort, Colville

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