Soyez curieux ! Lisez les livres que tout le monde lit !

Août 2020, l’historique librairie C*gn*t de St-Q**nt!n, après huit mois de travaux, réouvre aux couleurs de la Fnac. C’est un moment historique et madame la Maire se félicite pour l’attractivité que l’enseigne va apporter au centre ville. De libraires, mes collègues et moi sommes désormais devenus “vendeurs produits éditoriaux”.

Pendant très longtemps, la Fnac jouissait de cette aura particulière. C’était une grande chaîne, mais une chaîne culturelle. Elle avait un certain cachet, on pouvait y découvrir des choses, vraiment. Enfin, c’était une librairie. Aujourd’hui, c’est fini. Par exemple, les vendeurs PE (on dit comme ça) n’ont plus le droit d’écrire leurs coups de coeur à la main : il doivent être tapés dans un canevas Fnac spécifique qui uniformise tous les coups de coeur de tous les vendeurs. On est inclusifs, à la Fnac, pas de discrimination. L’idée, c’est que chaque Fnac soit exactement la même que chaque autre Fnac et que le client, où qu’il soit, quand il entre dans la Fnac, il entre dans la Fnac. Faut pas le brusquer le client, il aime son petit confort et retrouver exactement ce qu’il a l’habitude de retrouver.

Pourtant, un des slogans de la Fnac, c’est celui-ci :

Mais ça veut dire quoi pour toi être curieux ?

Hier, on a eu notre petite réunion avant l’ouverture des portes, celle où les managers annoncent les enjeux du moments, à la fin tout le monde applaudit (c’est bon pour l’esprit d’équipe nous a-t-on appris en formation). Notre manager (un de nos collègues libraires, promu bien malgré lui) nous explique alors que lors d’une grande réunion en visioconférence avec les gens d’au-dessus, il y a eu une question de toute première importance : Cultura vend mieux les 100 meilleures ventes nationales. Et ça, ça inquiète la Fnac, parce que ça voudrait dire qu’on fait bien moins le travail. C’est préoccupant. Les meilleures ventes doivent se vendre mieux, et elles devraient se vendre mieux à la Fnac qu’ailleurs, parce que la Fnac, c’est mieux, non ?

Mais Fnac, laisse-moi te dire que ton calcul mathématique est idiot. Parce que de la sorte tu oublies de constater que les autres livres, ceux qui sont après les 100 meilleures ventes se vendent plausiblement mieux chez toi qu’à Cultura. Et pour deux raisons simples : la première, c’est que, malgré tes efforts idiots pour lutter contre ça, tu as encore des libraires dans tes magasins. Des libraires qui lisent et conseillent. Pas de simple vendeurs. Comme tu as cessé de penser en acteur culturel pour penser en bourgeois boutiquier (expression reprise à François Bégaudeau, que tu vends dans tes rayons), tu espérerais te débarrasser à terme des libraires. Mais ils sont encore là dans tes murs. Et le libraire, il ne cherche pas à tout prix à défendre les 100 meilleures ventes. Il défend les livres qu’il a aimé et découvert. Il aide les livres de l’ombre à entrer dans la lumière.

Et puis, il y a les lecteurs. Comme tu es bête, Fnac, tu ne comprends pas que c’est bon signe que les 100 meilleures ventes se vendent moins bien chez toi qu’à Cultura. C’est le signe que tu as encore des clients curieux, comme dans ton slogan, qui viennent chercher autre chose que la grosse cavalerie dans tes rayons. Il y a encore quelques courageux pleins d’illusions qui croient que tu es encore une librairie digne de ce nom.

Mais peut-être ton projet, Fnac, est-il de devenir vraiment un supermarché ? Si c’est le cas, j’ai une solution très simple, plutôt que de perdre beaucoup d’argent en stratégie marketing pour que ton équipe de marketeux idiots payés trop cher réflechisse longuement à comment être les meilleurs en meilleures ventes : tu ne prends plus en magasin que les 100 meilleures ventes et tu ne proposes que ça. Fnac, chez nous seulement le meilleur ! Voilà, c’est réglé.

Mais alors, il faut choisir : dans ce cas-là, tu vires ce slogan mensonger de ta comm’ ! Parce que, avoue-le, la cusiosité, ça fait bien longtemps que c’est plus trop ta préoccupation, non ? Non, il me semble que désormais, ta préoccupation, c’est l’uniformisation, non pas seulement des Fnac, mais de tout. Bientôt, l’on pourra remplacer ton slogan par une autre qui dira : venez chez nous, vous trouverez la même chose qu’ailleurs, soyez rassurés.

Ce qui m’attriste, c’est que fut un temps, nous aurions pu avoir une certaine fierté d’être des libraires Fnac. Des fois, pour certains trucs, peut-être que oui, c’était mieux avant. Mais ça, c’est presque annecdotique.

Ce qui m’attriste plus, c’est que cela ressemble beaucoup à ce qui se passe dans le monde, partout. Et précisément en politique. Un détournement malhonnête des mots et de leur sens. On parle de curiosité, et l’on se met à faire des calculs savant pour pousser les ventes de 100 livres qui se vendent visiblement déjà bien. On va mettre le service marketing au boulot pour repenser l’implantation. Rendre encore plus visibles ces 100 livres déjà trop visibles. On va mettre le service comm’ au boulot pour pondre des affiches et des slogans – aussi bête que mensongers. Tout ça, ce sera beaucoup de temps, d’argent, de travail, de vies, passés à penser avec inquiétude et sérieux à des problèmes vains.

La Fnac se vantera pourtant de proposer un large choix. Elle fera d’autres affiches. Il y aura encore des slogans creux, des photos de gens beaux et aux sourires béats. Mais un livre mis en avant par pîles de 10 ou 30 ou 50, ce n’est pas la même chose qu’un livre seul, perdu au milieu d’autres livres seuls. La Fnac se souciera-t-elle avec autant d’implication de la 10 000ème meilleure vente ?

Ce qui m’attriste, c’est que c’est le signe d’une pensée réduite, une pensée de chiffres, une pensée de tableaux, de rendement. Une pensée qui croit à tort avoir raison parce qu’elle utilise des chiffres et des formules mathématiques. Une pensée étriquée, étroite et bête. Une pensée qui cherche désespérément à maîtriser l’immaitrisable. Une pensée qui inventera des formules et des slogans pour se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Ce n’est pas parce qu’on colle partout le mot démocratie que nous vivons en démocratie. La Fnac, c’est un reflet du monde. Un monde où la culture et les oeuvres (dans leur variété et leur complexité ; dans toute leur possibilité émancipatrice) sont remplacées par des supermarchés et des produits ; où les gens sont des chiffres et des matricules, un monde où il faut vendre. Un monde de plats préparés et de lectures préparées. Un monde un peu fade.

Un monde où l’on applaudit pourtant en fin de réunion.

Bravo la Fnac.

Allez, c’est tout pour aujourdhui,

des bisous,

un de tes libraires resistants.

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