Mohammed (vers 2010, usine PSA, Aulnay)

(ceci est un chapitre de mon projet de roman autour de Jdimytai Damour)

MOHAMMED

J’ai travaillé à l’usine PSA-Peugeot/Citroën à Aulnay-sous-Bois. J’étais comme Jdimytai, inscrit dans une agence interim de Gennevilliers. C’était vers 2010, j’habitais avec Inés à Asnières-sur-Seine, au 90 avenue des Grésillons. Quand on traversait la rue, le trottoir d’en face était à Gennevilliers. Un peu plus haut dans la rue il y avait le TNG, Théâtre National de Gennevilliers. Asnières, c’est légérement bourgeois. Sauf notre rue, et sur le trottoir en face du théâtre, il y avait le Lidl. Quand tu remontais la rue, en laissant théâtre et Lidl derrière toi, tu arrivais sur une petite zone d’activité, avec des immeubles bas, et aux rez-de-chaussées de ceux-ci différentes enseignes. L’agence était là. J’y allais à pieds, triste et résigné. Je suppose que c’était une agence Adecco. C’est comme ça qu’on m’a envoyé à l’usine. Je mettais mes chaussures de sécurité, celles qu’une autre agence, plausiblement à Rennes, m’avait refilé pour aller sur des chantiers, peut-être en 2006 ou 2007. Le boulot à l’usine marchait avec les 2×8. Je commençais soit à 6h du matin pour finir à 14h, soit à 14h pour finir à 22h. Un car faisait la navette entre les banlieues, et passait à Asnières vers 5h du matin. Quand j’étais du matin, je me levais seul, Inés dormait encore, vers 4h, pour déjeuner en silence dans la petite cuisine. Je lisais dans le bus, collé à la fenêtre froide, penchant mon livre vers la lumière venant des lampadaires croisés sur la route. Si j’étais de l’après-midi, le bus nous lâchait à l’arrêt Grésillons vers 23h. Je venais me glisser dans le lit contre Inés, mais parfois je la trouvais encore réveillée devant son PC, au salon, à discutter avec ses amis uruguayens sur internet. Ça a duré quelques mois, peut-être une année.

L’usine, elle est immense. C’est presque comme une petite ville. Moi, je retrouvais une équipe d’une vingtaine de personnes qui bossaient non pas pour Peugeot-Citroën, mais pour une autre boîte – j’ai oublié le nom – qui contrôlait les pièces détâchées des voitures (fabriquées en Chine), avant qu’elles partent sur la chaîne, pour les gars qui eux s’occuppaient de tout assembler. À quelques exceptions près, la plupart de mes collègues étaient arabes, hommes et femmes, quelques noirs, et Mohammed, la peau très foncée, mais qui, en dépit de ce que pouvait faire croire son nom, était d’origine indienne. Tout le monde était très sympathique, solidaires, généreux. Moi, on me disait quand-même de temps en temps, « mais qu’est-ce que tu fous ici ? Tu devrais être dans les bureaux. » J’étais blanc, j’avais des lunettes. Le temps a passé, j’ai oublié tous les noms, mais je me souviens de visages.

Oui, et bien sûr, seule exception, Mohammed, dont je revois le visage presque avec plus de précision que les autres. C’était un monsieur de taille moyenne, carré, un visage carré et aimable, souriant, un corps carré, des mains carrées. Il parlait très peu, je soupçonne qu’il maîtrisait mal le français, mais peut-être aussi avait-il appris que les hommes ne devaient pas parler mais faire, ou était-il timide. Sa présence avait quelque chose de rassurant. Il était – et peut-être suis-je en train de forcer un rapprochement a posteriori – d’une certaine façon un peu comme Jdimytai, présent malgré son silence, et nous étions heureux de l’avoir là avec nous.

Il avait 60 ans. Il approchait de la retraite. Je crois me souvenir avoir eu un court échange avec lui à ce sujet. « Tu vas pouvoir enfin bientôt te reposer », aurais-je pu lui dire, en articulant bien pour m’assurer qu’il comprenne. Peut-être a-t-il sourit et hoché la tête. J’ai souvenir qu’il travaillait souvent avec un autre monsieur en binôme – qui dans ma mémoire étaient un des rares blancs, peut-être 55 ans, barbe poivre et sel. Les deux hommes étaient appliqués et minutieux, ils avaient acquis une certaine expérience avec le temps et on leur donnait alors à vérifier les pièces les plus complexes et importantes. Ici, comme moi, tout le monde était en intérim, mais certains, c’était le cas de Mohammed, y travaillaient depuis des années. Ils et elles prenaient de courtes pauses d’une semaine ou deux, quand l’activité se raréfiait, et revenaient dès que ça reprennait. Donc, des habitudes s’installaient.

Et puis, il y a eu un matin où, vers sept heures, quelqu’un a reçu un texto, ou bien c’est un chef d’équipe qui est venu nous avertir, je ne sais plus. Le message est passé d’une table à une autre, d’une zone de travail à une autre zone, chuchotté avec parcimonie, comme si le dire trop fort aurait agravé la nouvelle, comme si c’était déjà assez triste pour ne pas en rajouter, comme s’il fallait être aussi précotionneux que Mohammed au travail pour ne pas risquer de briser ou d’abîmer une pièce précieuse.

Ce matin, Mohammed s’était levé, comme tous les autres matins, et il s’était installé à sa table pour prendre le petit déjeuner. Sa femme avait fait couler un café. Et puis sans prévenir, sans raison, le cœur de Mohammed l’a lâché. Il s’est comme assoupi, et très calmement et simplement, Mohammed est mort, au petit matin ; tandis que moi je lisais dans le bus qui roulait vers Aulnay. Il aurait du prendre sa retraite trois ou quatre jours plus tard. Mais Mohammed est mort.

Je sais, c’était une mort sobre, silencieuse. Elle n’a eu ni son encadré ni sa manchette dans aucun journal. Pourtant, malgré ça, je ne peux m’empêcher de la trouver semblable à celle de Jdimytai.

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